Dans la rue Freux.
1.
C'était une rue tranquille comme il y en avait des centaines dans le centre ville, et la ville était comme d'autres centaines villes de taille moyenne dans ce pays au milieu de l'Europe.
Oui, c'était une rue tout à fait banale, avec sa superette en bas de la côte et son épicerie arabe en haut, deux distributeurs de drogues légales, c'est à dire une pharmacie et un bar tabac sur le trottoir d'en face, où se trouvaient toujours les trois mêmes alcooliques en comptant le patron, et qui exceptionnellement étaient six les fois ils voyaient double ou le jour du Beaujolais nouveau. Enfin, pour compléter la liste des petits commerces, il y avait une espèce de bibliothèque associativo-caritative subventionnée par un organisme officiel à sigles imprononçables, personne ne savait très bien au juste ce que c'était vu qu'elle toujours fermée mais c'était le seul bâtiment flambant neuf de la rue.
Les façades étaient vieillottes et grises, comme le reste de la ville, sauf les volets du rez-de chaussée du 12bis repeints en rose fuchsia par la grand-mère qui y habitait, qui n'avait jamais été verbalisée par les policiers qui passaient pourtant deux fois par jour devant chez elle, mais qui étaient trop occupés à déloger les lycéens qui s'avachissaient systématiquement sur les portiques du mini-square pour y fumer des pétards mouillés ou s'y exploser les points noirs. Mis à part les étudiants qui vivaient à six ou douze dans les mansardes louées à prix d'or par les propriétaires du dessous, et qui avant chaque début de tapage nocturne recevaient la visite des fonctionnaires à képis, la rue plongeait dans le silence le plus profond dès le couvre feu de la grand messe du vingt heures. Il y avait eu autrefois un pub nocturne, environ 10 ans auparavant, mais les voisins, à coups de dénonciations anonymes avaient réussi à le faire fermer. Bref, tout était paisible dans cette rue qui portait le nom de Raymond Fourgon-Etémaure, un homme célèbre totalement inconnu dont le buste, dans un coin de la rue, avait été peint en rose par des voyous, à moins que ce ne fût par la grand-mère du 12bis pour l'assortir à ses volets.
La rue possédait bien ses personnages excentriques, mais ils étaient tous d'une extravagance tout à fait ordinaire, c'est à dire qu'il y avait une mamie aux chats, amie d'ailleurs de la vieille aux volets fuchsia, un étudiant gnangnan des beaux-arts avec les cheveux verts ou bleus selon son inspiration créatrice du moment et qui encombrait sa cage d'escalier avec des ustensiles indéfinissables et rouillés ramassés dans les poubelles, et enfin un clochard qui campait dans un cagibi désaffecté depuis déjà trois ans, dont personne n'avait jamais compris un traître mot ni daigné regarder dans les yeux, mais qu'on pouvait ranger dans la catégorie des « SDF gentils » c'est à dire de ceux qui sont disposés à mourir sans déranger le monde, raison pour laquelle d'ailleurs personne ne lui donnait jamais un centime.
Voilà pour le décor. Comme on peut le constater, il n'y avait absolument rien qui aurait pu laisser présager cette soudaine attaque d'hystérie collective, ni justifier ce terrible acte de barbarie qui eut lieu la nuit du 15 février 2008 et dont parlent encore les journaux. Bien entendu, les politiciens essayèrent à cette occasion d'accuser le manque de sécurité, l'immigration clandestine ou encore le capitalisme sauvage, mais en réalité, cette affaire pour le moins trouble n'avait absolument rien à voir avec la politique politicienne. C'est à dire tout à voir avec la vraie politique.
C'est assez difficile de savoir dans le détail comment tout commença, puisque cette affaire est tout à fait glauque, et que ceux qui l'ont vécu n'osent pas avouer la partie de l'histoire les concernant, ce que l'on comprend aisément. Mais voici, plus ou moins, les informations que la police et la presse ont pu recueillir, et comparer avec les aveux de monsieur H., à la fois victime et criminel de ce cas judiciaire qui défraya la chronique, et qui par chance réussit à survivre aux événements de cette nuit sanguinaire.
(à suivre)
2.
Apparemment cette histoire débuta un matin pluvieux de la fin octobre par une note sur le pare-brise de monsieur Q., contremaître dans une usine de pots de yaourts de la petite banlieue. Il trouva un papier glissé sous son essuie-glace, à moitié chiffonné par la pluie, et dessus, cette phrase écrite au feutre rouge, qui avait largement délavé:
« Je sais que tu trompes ta femme dans ta propre maison. Dépose tous les lundis à 7h45 un euro sous le petit toboggan du square de cette rue, ou je fais parvenir les preuves à ton épouse »
Q. devint blême et se mit à trembler, à cause du froid, mais surtout de cette surprise matinale pour le moins désagréable. Il regarda à gauche, à droite, et de nouveau à gauche parce que le camion des éboueurs l'empêchait de bien voir, mais ne trouva aucune trace du délateur anonyme. Il mit aussitôt la note dans la poche de son imperméable, et après son effarement initial, il se reprit, pour aller aussitôt déposer la pièce à l'endroit indiqué. Bien sûr, un euro à la semaine, c'était une somme tout à fait dérisoire, surtout pour un chantage, mais il n'empêche que monsieur Q. ne cessa, toute la matinée, de penser à cette note anonyme, au point de confondre trois fois le stock des petits suisses avec celui des yaourts coco-banane, chose qui ne lui était jamais arrivée auparavant.
Ce jour-là, plusieurs fois, il se mit à relire la note en catimini, pour y déceler les moindres indices: il n'avait jamais vu cette écriture, et cela le soulageait de penser qu'au moins il ne s'agissait pas d'un proche. La calligraphie était sans équivoque celle d'un adulte, plutôt cultivé pensait-il, la note semblait avoir été écrite à la va vite, mais il n'y avait aucune faute d'orthographe. Il aurait aimé avoir des rudiments de graphologie pour connaître d'autres éléments, comme le sexe ou le caractère de l'écrivain anonyme, mais hélas il dut se résoudre à de vagues hypothèses.
Le lendemain, c'était le tour des deux épiciers de la rue, l'arabe, qui en fait était berbère, mais bon, les épiciers basanés sont toujours arabes, c'est bien connu, et le gérant de la supérette, qui lui était pied-noir, malgré le fait qu'il se les lavait dans le bidet au moins deux fois par semaine. Les deux hommes reçurent la note directement dans leur boîte aux lettres. La première disait : « je sais que tes merguez halal ne le sont pas toujours, et si tu ne veux pas que tous les musulmans du quartier le sachent, dépose tous les mardis à 23h30 un euro sous le paillasson d'entrée du nº18 de cette rue. », et la seconde : «je sais que tes « erreurs » de comptabilité te font gagner de 30 à 100 euros de supplément par semaine, que tu escroques à ta compagnie. Dépose 1 euro tous les mardis à 6h15 au pied du feu rouge en haut de cette rue, sinon j'envoie les pièces à conviction à ton chef ».
Cette semaine là marqua le début de la grande vague de délation anonyme dans le quartier. Le lendemain, ce fut le tour de la mamie aux chats, extorquée parce qu'elle avait des rats dans sa cave, chose pour le moins surprenante avec autant de félins chez elle -mais c'étaient des arpenteurs de moquette, pas des chats de gouttière et encore moins de cloaques-, puis l'étudiant des beaux-arts, qui avait fait croire à ses parents qu'il était inscrit dernière année alors qu'il n'avait jamais obtenu le moindre examen à la fac, le patron du bar-tabac, qui faisait passer une minable piquette pour du beaujolais nouveau, le pharmacien, qui jetait à la poubelle les médicaments périmés au lieu de les faire recycler, le directeur de la bibliothèque, qui mit deux mois avant de se rendre compte de la note anonyme, et qui avait dépensé une généreuse subvention du ministère de la culture pour envoyer ses enfants en classe de neige... A tous, le même tarif hebdomadaire était exigé, un euro, à déposer dans un coin de la rue à heure fixe.
Combien de personnes en tout reçurent une lettre similaire? C'est difficile à savoir, mais la police a néanmoins réussi à estimer le montant de l'extorsion à environ 1000 euros en trois mois et demi, ce qui chiffrait le pactole à 10 euros par jour, c'est à dire qu'il y avait plus ou moins 70 victimes, soit pratiquement un quart des habitants de la rue.
Au début, comme évidemment personne ne souffla mot au sujet de cet incident, et que le tribut hebdomadaire n'était jamais réclamé au même endroit ni au même moment pour tous, le fait passa totalement inaperçu. Mais peu à peu, au fil des semaines, un je-ne-sais quoi dans l'atmosphère commença à devenir palpable dans cette rue si ordinaire. Les habitants, qui auparavant ne se connaissaient pas et ne se saluaient jamais, - étant donné qu'il n'y avait aucun salon de coiffure dans la rue et qu'aucune des maisons n'était dotée d'ascenseur, lieux habituels des communications mitoyennes, et de discussions aussi passionnantes que « bonjour-bonsoir-il fait froid mais moins que l'année dernière -oui, mais il pleut plus -mais ça c'est bon pour les salades » -, progressivement commencèrent à se regarder du coin de l'oeil et à s'adresser la parole. En fait, chacun commençait à mener sa petite enquête personnelle, discrètement, en testant la réaction de tel ou tel voisin face à un « bonjour » inquisiteur, en essayant de détecter à partir d'indices minimes ses pratiques quotidiennes, ses secrets inavouables, ses petites manies, et de, ni vu ni connu, glaner çà et là de précieuses informations.
Le bar, bientôt, commença à se remplir de nouveaux clients, les queues à la supérette et à l'épicerie arabo-berbère étaient de plus en plus longues car tous les voisins tout à coup avaient décidé d'y faire leurs emplettes, et profitaient de leur attente à la caisse pour papoter avec leurs congénères. En un mot, les voisins commençaient à communiquer, pour la première fois dans l'histoire du quartier depuis les années de l'occupation. Les commerçants faisaient fortune, et tout le monde était très serviable, très attentionné, très gentil. Les étudiants des mansardes ne faisaient plus aucun bruit, même avant le journal de TF1 et leurs propriétaires ne les dénonçaient plus. Bref, tout allait pour le mieux dans la rue Raymond Fourgon Etémaure. Cependant, en réalité, sous cette apparente bonhomie tout le monde soupçonnait tout le monde, et tout le monde se trouvait d'autant plus suspect que chacun avait à la fois quelque chose à cacher et quelque chose à découvrir.
(à suivre)
3.
Hélas, bien entendu, un telle situation ne pouvait durer éternellement. C'est monsieur F.N., client à mi-temps du bar-tabac et veilleur de nuit l'autre moitié du temps dans un hypermarché de la grande ceinture, exactement au premier rond-point sous la bretelle (je parle de la petite banlieue et de la bretelle d'autoroute, pas de l'embompoint de monsieur FN, qui possédait aussi bretelles, ceinture et trois ronds points) qui, malgré lui, fit éclater le scandale. Ce monsieur avait reçu au début novembre un papier du corbeau l'accusant de posséder un pistolet avec un permis de port d'armes périmé. Mais F.N. était un policier frustré, qui, après avoir été recalé trois fois au concours de la police avait dû renoncer à la profession de ses rêves, le second métier le plus vieux du monde (question de logique: si on dit que prostituée est le plus vieux métier, celui qui vient juste après c'est celui du protecteur). Aussi, la présence d'une lettre anonyme dans sa boîte aux lettres était une fabuleuse occasion pour lui d'exercer enfin son activité préférée.
Bref. Monsieur FN, à partir de la seconde semaine de paiement de l'impôt révolutionnaire, échafauda un plan pour attraper le criminel. Il paya religieusement sa dette, qui était fixée à midi et quart le dimanche, au pied d'un des buissons du square. Mais juste après avoir payé, il s'empressa de rejoindre un WC public juste en face du jardin, où il avait préalablement percé un trou à la chignole pour voir discrètement le lieu du crime. Il attendit pendant bien 3 heures, enfermé dans les toilettes, car personne n'avait l'air de passer près de l'arbuste, et les relents nauséabonds commençaient à lui faire tourner de l'oeil, quand tout à coup, un étudiant qui vivait dans un des greniers de la rue s'approcha du fameux buisson pour y soulager sa vessie. Et FN vit parfaitement le jeune homme s'emparer de la pièce. Ça y est, il tenait le terroriste! Il sortit en trombe du WC, traversa la rue en courant, et bondit sur l'étudiant. Il le plaqua à terre, le roua de coups, puis, comme le garçon n'avouait pas, -ce qui, soit dit en passant est difficile à faire avec un canon de revolver dans la bouche-, FN l'entraina de force jusqu'à son domicile. C'est la voisine du 12bis -celle des volets fuchsia- qui alerta la police, qui ne tarda pas à intervenir, c'est à dire qu'elle passa chez monsieur FN le lendemain après-midi.
Les voisins virent monsieur FN, menotté et le petit étudiant, salement amoché et menotté aussi au cas où, monter dans le fourgon de police. Un attroupement se forma autour du convoi, mais personne ne parla encore des lettres. Ce n'est après la rixe, lorsque les deux hommes furent relaxés dans la soirée, que l'affaire éclata au grand jour.
En effet, loin d'éprouver un quelconque remord, F.N, une fois relâché, dit à la cantonade « Hé les gars, j'paie ma tournée chez Lulu», Lulu étant bien entendu le patron du bar-tabac. Et entre deux rasades de ce que tout le monde croyait être du beaujolais nouveau -l'affaire du faux beaujolais n'étant pas encore connue du voisinage-, il raconta, fier de lui, toute l'histoire. Il montra la lettre anonyme aux voisins, en déclarant :
« Permis de port d'armes ou pas, moi je m'en fous, hein, mon permis à moi il est moral, j'suis pas un délinquant, et puis moi, j'ai failli faire flic, mais bon, la routine, la paperasse, très peu pour moi. Enfin, j'ai payé l'amende pour le port d'armes et maintenant je suis en règle. Alors, c'est officiel, si je tiens l'enfant de p.... qui a écrit ça, j'ai le droit de tirer »
Tout le monde se passait de mains en mains le fameux papier, en feignant la surprise. Tous étaient absolument indignés par cette extorsion digne des pires terroristes, par contre personne ne semblait accorder beaucoup d'importance au fait que Monsieur FN ait tabassé et retenu prisonnier un gosse innocent de 19 ans.
« Victime collatérale, dit monsieur F.N., qui paradait au comptoir, pistolet à la main et douzième verre de faux beaujolais dans l'autre. Les policiers l'ont fait écrire, le jeunot, et ça peut pas être lui. Je m'suis planté, tant pis. Mais la prochaine fois, je le chopperai, vous pouvez en être sûrs
-Contre ce type de délinquance, il faut tous être unis, dit alors une voix au fond du bar. C'était Monsieur Q., le contremaître de l'usine de pots de yaourts. Si on n'attrape pas le corbeau, alors il va commencer à rédiger d'autres lettres anonymes, à d'autres gens. Ce type de criminel, c'est comme les psychopathes de la télé, ils ne savent pas s'arrêter. Il faut absolument le trouver!
-Ouais, Tu l'as dis ! » dit alors une autre voix, celle de l'épicier arabo-berbère, qui malgré le fait d'être musulman et de vendre des merguez pseudo-halal dans sa boutique en était déjà à son sixième erzatz de beaujolais.
A ces mots, le patron du bar sortit ses meilleures bouteilles de Bordeaux, en tout cas c'est ce qu'il y avait marqué sur l'étiquette, et paya sa tournée
-Faut trouver un plan pour le prendre la main dans le sac, à ce terroriste. Demain, réunion chez moi, à 8 heures. Tous unis contre la racaille!» dit-il en levant son verre, et tous les clients répétèrent la sentence en trinquant.
Le lendemain, au bar, à 8 heures, on commença à s'organiser pour attraper le « terroriste » comme on avait fini par le nommer. Tout le monde était très sérieux, mais personne, hormis F.N., n'avait avoué être victime lui-même de l'extorsion. En réalité ce n'était pas la peine de le dire: tout le monde s'en doutait. C'était un secret de polichinelle, mais un accord tacite avait été passé entre tous les voisins, sans aucun besoin de l'exprimer. Et ce pacte pouvait se résumer en une seule phrase: « je ne te demande pas ce qu'il y avait sur ta note, et toi non plus sur la mienne »
Aussi, lors la première réunion, quand on évoquait l'affaire, on disait: « au le cas où le corbeau aurait plusieurs victimes... », mais dès la deuxième, on oubliait déjà d'utiliser le conditionnel. Sans rien se dire, tout le monde savait que le délateur anonyme extorquait un bon nombre de voisins, qui devaient payer à des heures différentes, à des endroits différents. On organisa des tours pour patrouiller, deux par deux, dans la rue, et on établit un portrait robot du terroriste: une personne qui connaissait tous les secrets des voisins, même les plus intimes, et qui s'y promenait constamment pour récolter le fruit de son racket.
Hélas, les patrouilles organisées par les voisins, qui s'étaient pompeusement appelées elles-mêmes « brigades d'action citoyenne », n'obtinrent pas le résultat escompté, pour la bonne et simple raison que personne ne savait qui payait, où et quand. Aussi, les « brigades » ignoraient où se trouvait les butins à surveiller, et à trois reprises, elles attrapèrent in fraganti un de leurs congénères, en croyant qu'il était en train de récupérer la rançon alors qu'en réalité il était en train de la déposer.
Les voisins songèrent alors à installer des caméras vidéo dans la rue. A raison de 100 euros chacun, soit le montant d'à peu près deux ans de racket, la rue Fourgon Etémaure pouvait être dotée d'une dizaine de caméras qui surveilleraient tout et permettraient à coup sûr d'attraper le criminel. A peu près tout le monde était d'accord pour acheter le matériel, mais, hélas, comme toujours, il y avait des citoyens peu solidaires qui prétendaient que ce n'était pas légal, que ça coûtait cher et que la mesure n'était pas du tout justifiée. Ces mauvais voisins devinrent, bien entendu, les suspects numéro un, deux, trois et ainsi de suite jusqu'à quinze, mais en réalité, il s'agissait de tous ceux qui n'avaient jamais reçu la moindre menace manuscrite.
On abandonna donc l'idée des caméras vidéo, mais à une réunion des « brigades », monsieur FN, que l'on avait surnommé « l'inspecteur » et qui dirigeait l'affaire depuis son QG de chez Lulu, frappa du poing sur le comptoir et déclara:
« On a perdu une bataille, mais on n'a pas perdu la guerre! Moi je veux que tous les voisins écrivent un truc pour vérifier un peu leur calligraphie. Que chacun copie un article de journal et le donne à Lulu s'il veut être innocenté. Ceux qui le font pas, c'est qu'ils ont quelque chose à se reprocher, moi j'dis »...
Et à partir de ce jour là, les voisins rendirent leurs copies au bar du coin de rue. Monsieur F.N, inspecteur à mi-temps, soumettait les documents à une analyse scientifique rigoureuse en s'appuyant sur un matériel utilisé par les experts criminologues de la CIA (un ouvrage dont le titre en français était « la graphologie pour les nuls »). Enfin, il confiait les pièces à conviction à Lulu, le patron du bar, qui rangeait les précieux manuscrits dans sa cave bouclée à double tour, là où il entreposait ses bouteilles de vrai Bordeaux.
Donc, l'enquête piétinait, et au bout de 2 mois, si monsieur FN avait réussi à innocenter les trois-quarts des voisins qui s'étaient prêtés au jeu de l'analyse graphologique, en revanche on n'avait toujours aucune idée de qui pouvait être le corbeau... Et pourtant, il n'y avait guère qu'une seule personne dans toute la rue correspondant au portrait robot établi par les voisins, mais personne n'y avait songé.
Quant à M., étudiant et victime collatérale, il avait décidé de déménager le soir-même où il fut relâché par la police. Il fit sa valise, donna tout ce qu'il avait dans son frigo au clochard du coin, et repartit vivre chez sa mère.
« Quand même, partir sans préavis, c'est pas chic. Les jeunes de maintenant, ils n'ont plus d'éducation. » C'est ce que dit madame J., propriétaire du grenier, dénoncée par lettre anonyme pour avoir loué au noir un appartement insalubre. Et c'est la seule phrase qui fut prononcée au sujet de l'étudiant. Ce n'était pas lui le corbeau, alors à quoi bon reparler de lui ?
(à suivre...)
4.
C'est le 15 février enfin qu'on apprit, totalement par hasard, qui était le corbeau de la rue Raymond Fourgon-Etémaure.
Ce matin-là, comme tous les matins depuis 25 ans, Madame B.B., plus connue comme « la mamie aux chats », compta ses félins attroupés autour du ronron matutinal, et ils n'étaient que 23. Il manquait Toublanc.
Anxieuse, B.B. les compta de nouveau, puis une troisième fois par ce qu'au second comptage elle avait oublié Petit Gris, piétiné par Gros loustic et Castratto. Mais Toublanc n'était toujours pas là. La vieille dame le chercha partout chez elle, sous le canapé, dans le frigidaire, le micro-ondes, le lave-vaisselle et le lave-linge (ça lui était déjà arrivé d'avoir centrifugé un chat, d'ailleurs c'était pour ça qu'elle en avait un qui s'appelait « Nouveau le chat machine »), mais elle ne le trouva pas. Le minou n'avait pas pu s'enfuir, étant donné que B.B n'ouvrait jamais sa porte ni sa fenêtre afin justement d'éviter les fugues félines, et cela malgré l'odeur intolérable provoquée par 24 mini-fauves confinés dans 40 m2 sans ventilation. Mais le chat n'était pas mort d'inanition. Il était bel et bien sorti de la maison, et B.B comprit bientôt le plan qu'avait échafaudé le matou pour s'enfuir: il s'était pelotonné dans le cabas de la ménagère et avait attendu que celle-ci sorte faire ses courses hebdomadaires pour, une fois dans la rue, prendre la tangente.
Madame B.B., affolée, sortit en hâte dans la rue, sans même penser à retirer sa robe de chambre pour enfiler un manteau. Elle demanda l'aide des différents commerçants de la rue pour retrouver sa mascotte, mais ceux-ci ne paraissaient guère disposés à prendre l'affaire au sérieux: le gérant de la supérette, au bout de dix minutes de bavardages lui répondit « Ne vous inquiétez pas, madame B.B., on va le retrouver votre chien » ; l'épicier arabo-berbère refusa que la dame affiche une photo du matou dans sa boutique, en déclarant « désolé m'dame, mais si mes clients voient la photo d'un chat à côté de celles des moutons, y en a qui vont croire que je vends de la viande de chat. Non désolé, j'peux pas, m'dame , surtout en ce moment» ; le pharmacien se disait allergique au poil de chat (en réalité il était surtout très incommodé par l'odeur de matou qui se néglige, et qui fait « mauvais genre » dans une pharmacie sérieuse, qui doit obligatoirement sentir le médicament) ; quant à Lulu, le patron du bar, il prétendait lâcher son pitbull dans la rue pour chercher le minou, en argumentant : « ça, madame, ce chien, il a un flair extraordinaire, il est capable de débusquer les lièvres à des kilomètres à la ronde, alors imaginez, votre chat, en moins de deux, il vous le rapporte entre ses crocs». Madame BB. déclina gentiment l'offre du limonadier, et s'en fut alors voir sa seule amie, madame H.S., alias « volets fuchsia ».
Les deux septuagénaires passèrent pendant toute la journée la rue au peigne fin, mais ne trouvèrent pas une seule trace de Toublanc. Or, en fin d'après-midi, juste au moment où elles s'apprêtaient à abandonner les recherches pour aller prendre un thé chez mamie fuchsia, elles entendirent, provenant du vieux hangar à vélo qui servait d'abri au clochard de la rue, un miaulement plaintif.
« Toublanc, c'est Toublanc! Il est là dedans» Cria B.B. et elle se précipita vers le hangar. Hélas, un cadenas à vélo empêchait d'ouvrir la vieille porte déglinguée.
« Qu'à cela ne tienne, dit alors l'autre vieille. Chez moi j'ai des tenailles! »
Mamie fuchsia était en effet très bricoleuse, les volets fuchsia n'étaient que la partie apparente de son talent, chez elle, elle conservait ses véritables chefs-d'oeuvres, comme par exemple une fidèle reproduction de la tour Eiffel d'1m50 réalisée avec des attaches parisiennes, ou le pont de Tancarville, rien qu'avec des agrafes. Les deux grand-mères s'emparèrent de la trousse à outils et retournèrent au hangar. Le clochard était tout au bout de la rue, allongé sur un trottoir, apparemment en train de mourir de froid. La place était donc libre. Et en un « clic-clac » expert, mamie fuchsia se débarassa du cadenas.
Aussitôt entrée dans le refuge du SDF, madame B.B s'élança vers son chat, allongé dans un carton, sur un tas de papiers. Or, juste au moment de prendre le matou dans ses bras, elle s'écria:
« Hé! Mais c'est moi, ça! »
Elle venait de lire son nom, écrit au feutre rouge, sur le carton. Fort étonnée, elle tendit le félin à son amie et fouilla dans le carton. Il était rempli d'affaires qui lui appartenait. Il y avait là sa vieille paire de charentaises, qu'elle avait mises à la poubelle trois mois auparavant, des lettres des services d'hygiène à son adresse qu'elle avait jetée sans regarder, une vieille photo d'un acteur oublié, un paquet de mort-aux-rats vide...
Elle s'empara de toutes ces pièces à conviction qu'elle glissa aussitôt dans la poche de sa robe de chambre, mais, en se relevant, elle vit alors qu'à côté du carton, il y avait d'autres cartons similaires... Des rangées et des rangées de cartons, chacun marqués au nom d'un des voisins de la rue. Et, dans chaque carton, des affaires récupérées dans les poubelles appartenant à chaque habitant de la rue. Madame B.B. n'était pas spécialement futée, mais au bout de quelques minutes, elle put fit enfin le rapprochement: bien sûr, le fameux corbeau, c'était le clochard, qui récupérait systématiquement dans les poubelles toutes les informations, même les plus bénignes sur chacun des voisins.
« Qu'est-ce que tu fais? demanda mamie fuchsia à la porte, impatiente, à son amie
-Si tu savais, si tu savais! Répondit l'autre vieille. Viens voir ! »
Et les deux mégères commencèrent à fouiller dans les cartons. Elles découvrirent que monsieur Q. trompait sa femme, car il y avait dans sa poubelle des préservatifs usagés alors que son épouse était enceinte, que le petit étudiant des beaux-arts avait échoué à tous ses examens et menti à ses parents, que la voisine du 32 venait d'avorter... Les deux septuagénaires découvraient la quantité d'informations que peuvent contenir les poubelles ménagères de tout un chacun, et elles s'amusaient comme des écolières dans un vieux grenier en remuant le linge sale et les ordures de tous ces gens: tant de ragots au mètre carré, c'était une véritable mine d'or pour de vieilles grand-mères oisives comme elles, imaginez !
Aussi, elles ne rendirent pas compte du temps qui passait, et tout d'un coup, elles entendirent derrière elles la porte du hangar se refermer. C'était le SDF. Les deux vieilles poussèrent à l'unisson un cri de terreur.
«Kkkksssfoutez-là ? » demanda le SDF en s'approchant des deux femmes
Le ton du vagabond n'avait pas été spécialement agressif, mais madame Fuchsia, qui pendant deux heures avait laissé divaguer son imagination la plus romanesque en fouillant la vie privée des voisins (et elle ne manquait pas d'imagination, la preuve était d'avoir pensé à utiliser des agrafes pour le pont de Tancarville au lieu de trombones, comme le conseillait son magazine) s'écria alors:
« Au secours! Au viol! Au viol! »
Madame B.B. , qui était un peu longue à la détente, regarda son amie et, comprenant qu'en criant très fort, avec un peu de chances, les voisins seraient alertés par le bruit, elle cria la même chose.
« Kkkks vous zavez ? J'vais pas vous violer, quelle horreur! bafouilla le clochard, surpris. »
Madame Fuchsia était tétanisée par la peur. Mais comme elle était dotée d'une intelligence exceptionnelle (la preuve: les agrafes au lieu des trombones, ça s'accroche beaucoup mieux, il faut avouer que n'importe qui n'y aurait pas pensé), elle changea son registre, et se mit à crier au lieu du banal « au viol »: «le terroriste, j'ai attrapé le terroriste !»
Aussitôt, une des patrouilles des « brigades d'action citoyennes » accourut à la rescousse. Ils pénétrèrent dans le hangar, mais comme le SDF se démenait comme un diable, les deux miliciens amateurs appelèrent à l'aide. Et bientôt, devant le hangar, il y avait toute une légion de voisins.
La chronologie des évènements postérieurs demeure, même pour la police, assez confuse. Qui fut le premier à donner un coup de pied au clochard? Monsieur FN? Peut-être, car c'était sans conteste le plus agressif de tout le voisinage, mais rien n'est prouvé. Peut-être était-ce un autre voisin, peut-être plusieurs d'entre eux en même temps, personne ne le sait. Tous ceux qui ont vécu des moments extrêmes, des conflits armés, des cataclysmes, affirment que parfois les plus violents sont les personnes les plus paisibles en apparence. Toujours est-il que, tout bon supporter de football vous le confirmera, le groupe a pour effet de faire augmenter la haine ordinaire jusqu'à des limites insoupçonnées, en même temps qu'elle déresponsabilise chacun des individus participant à l'acte en question. Bref. Le clochard fut roué de coups, tandis qu'un voisin alla chercher un jerricane d'essence chez lui, et un autre un cadenas à vélo. On versa l'essence dans le hangar, on y mit le feu et on jeta le clochard dans les flammes avant de refermer la porte du hangar à clé pour le brûler vif avec toutes les ordures inavouables des habitants de la rue.
Et les voisins, dans leur élan de folie soudaine, oublièrent de prendre la fuite une fois commis leur crime. Ils continuaient de rire et de vociférer alors que le camion des pompiers garait à toute vitesse devant le hangar, suivis de trois fourgons de policiers.
Le lendemain, les journaux annonçaient tambour battant la nouvelle: « Un SDF brûlé vif par les habitants de la rue Fourgon-Etémaure ». Dans cette ville où il n'y avait jamais d'autres informations que les rumeurs de corruption à la mairie, le passage du tour de France et les fêtes de Saint Philibert, les journalistes s'en donnèrent à coeur joie pendant au moins 6 mois, relayés par la classe politique et les ragots des voisins des autres rues ordinaires de la ville, qui, pour la plupart, avaient toujours soupçonné ceux de la rue Fourgon-Etémaure d'être très étranges.
Le SDF passa 6 mois à l'hôpital, avant d'être relâché. On l'avait amputé des deux mains, ce qui est assez embêtant dans sa profession, puisqu'il ne pouvait plus tendre la paume pour demander la charité, soulever les couvercles des poubelles ou décapsuler une valstar, et son visage avait totalement fondu dans l'incendie, ce qui somme toute était beaucoup moins grave, puisque personne ne le regardait jamais dans les yeux, et c'est fort dommage, car s'ils avaient daigné le faire, les habitants de la rue Fourgon Etémaure auraient reconnu un de leurs anciens voisins. Car monsieur H., avant d'être SDF, avait été le patron du pub qui pendant 15 ans avait ouvert ses portes de 20h à 2h du matin tous les jours sauf le dimanche au numéro 26 de cette rue-là, et que les voisins avaient ruiné en faisant fermer son local à coups de lettres anonymes à la police.