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LA LÉGENDE DU TEMPS 

Conte mythologique. Essai sur le pouvoir,

sur l'amour et le temps.

Prologue

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Au début de chaque chose

Avant le Tout

Avant le monde

Aux temps d'avant le temps compté

Qui naît, qui tue, qui mord,

Qui engendre au hasard

Et  retire à coup sûr

Le temps maître des choses

Et souverain des âmes

Qu'y avait-il ?

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Et ne pouvant savoir

Alors l'homme inventa

Puis dans la déraison

Il crut à son phantasme

Pourtant…

L’existence des Dieux

est par essence improbable

Seul un fait est certain:

Nous les humains

n'en saurons jamais rien

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Qu'y avait-il avant ?

Qu'y aura-t-il après ?

Seules ces deux questions

nous sont interdites

Mais l'humain dans l'angoisse

N'a de cesse d'interroger le vide

Jusqu'à ce que la mort

Tranche enfin la réponse

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Aussi, comme seule l'imagination

nous est permise

Voici la légende du Temps

Un conte qui décompte les sept âges du monde

Jusqu'à sa destruction

Car tout est toujours amené à périr

Chaque début nous conduit à sa fin

Chaque amour nous entraîne au trépas

Voici donc

La légende du Temps

Ronde comme le Monde

Sans morale aucune

Inventée sans autre but

Que de vous divertir un peu

En attendant la mort.

POÈME 1:

Les temps sans le temps. 

Chant 1.

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Bien avant les tourments du Monde,

aux temps d’avant le temps,

était l’Harmonie.


L’Harmonie,

Hiératique et souveraine,

Le bonheur éphémère et figé

Le Temps dans sa course arrêtée

Le temps, prisonnier de l’amour

Unique dans l’univers absent

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La femme et l’homme

Le jour et la nuit,

Et tous les éléments

Ne faisaient qu’un seul corps

Tous les contraires n’étaient qu’un seul esprit

Oui, la parfaite harmonie régnait sur le néant

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Mais

tout passe et trépasse,

même l’amour

Et l’harmonie fut rompue.

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Les tout premiers amants du monde

Qui n’étaient qu’un seul corps

N’avaient qu’un seul cœur

Avec un seul esprit

Cessèrent soudain de s’enlacer

Ils se déchirèrent en un baiser

Et dans la douleur naquit le Monde.

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Crachés dans le vide

Augurant les malheurs à venir

Naquirent les deux premiers Dieux

Ayli et Trom

La femme et l’homme

Le jour et la nuit

L’ordre et le chaos.


« Seul le bonheur suffit. Tout le reste est folie »

Ayli, c’était elle qui avait brisé l’Harmonie, pour créer mille choses sur l’univers. Le bonheur éternel ne lui suffisait plus. Elle avait voulu connaître la beauté du souvenir, la fragilité de l’éphémère présent, la promesse de l’avenir. Elle avait détruit l’harmonie, pour créer le Temps.

Et sur son trône de pierre, tout au milieu du monde, Trom se lamentait :

« Seul le bonheur suffit. Tout le reste est folie »

Ayli créait, et Trom détruisait. Elle était la vie et lui le trépas. Elle avait fait la lumière, mais lui l’avait drapée dans son manteau de nuit. Seules restaient les étoiles dispersées sous la voûte, comme l’espoir qui persiste et qui nargue la mort.

« Seul le bonheur suffit, tout le reste est folie »


Trom demeurait là, assis seul sur son trône, tout au milieu du monde, ressassant sa tristesse. Et ses pensées prenaient chair. Du venin de ses paroles, des routes sinueuses de son esprit, du feu de sa colère naissaient les serpents. Ils se faufilaient partout sur la lande, s’insinuaient dans chaque recoin du monde pour aller chasser les créations d’Ayli. Ils avalaient tout, gobaient tout, ne recrachant que poussières et cailloux, rien ne leur échappait. Rien, sauf le feu des étoiles, hautes et souveraines, que les monstres rampants ne pouvaient attraper. 


Trom était hanté de passions contraires. Rancune, colère et jalousie... « Seul le bonheur suffit, tout le reste est folie »… Ayli à ses yeux était la seule coupable de tous les maux du monde, elle avait rompu l’harmonie et reportait son amour sur les milles choses qu’elle engendrait. Mais lui les annihilait toutes, désireux de rester coûte que coûte l’objet unique de sa passion. Et il avait remplacé l’amour, pour toujours évanoui, par la haine vive et tenace. Il ne pouvait se passer d’elle, et il la violentait.


Ayli avait perdu l’éclat de sa beauté d'antan. La douleur et la détresse avaient terni son corps. Elle n’était plus qu’un monstre blafard pleurant la souffrance du monde, elle qui n’était que splendeur aux Temps de l’Harmonie.


Et la reine engendrait les enfants de Trom, les fils du viol, les géants difformes, ignobles et sans esprit. Les enfants du chaos subsistaient dans la lande, errant dans le désert. Ils chassaient les serpents pour en manger la chair, et ils tuaient le Temps avec des jeux barbares.

 

Ils lançaient de longs javelots d'os dans le ciel ombrageux, et parfois parvenaient à perforer une étoile qui tombait en filant dans la nuit froide, pour venir agoniser à leurs pieds. Les enfants de Trom alors contemplaient ébahis ce feu qui mourait, en se délectant de la chaleur des flammes sur leurs peaux épaisses. Mais toujours le feu se dissipait, et bientôt il ne restait plus que des cendres dans le désert. Alors la meute des géants hurlait de rage, et leurs cris affolés déchiraient la nuit froide.

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Or, après une éternité de vains efforts, Ayli se mit à douter.


« A quoi sert de créer, si tout meurt à l’instant, si chaque nouvelle vie porte le sceau du malheur », pensa-t-elle, pour la toute première fois.  « Seul le bonheur suffit, tout le reste est folie »

 
Ayli répéta plusieurs fois les mots de son époux, et, caressée par l’ombre du doute, s’endormit sur le sable froid. Elle se mit à rêver aux temps de l’harmonie.

Chant 3.

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Chant 2.

Trom était roi sur la Terre, sur le roc infini, sur l’horizon sans vie du tout début des temps. Il régnait sans partage sur son trône de pierre tout au milieu du monde. Sombre et sévère, il demeurait là, assis, impassible, regrettant le temps de l’Harmonie, la genèse de l'amour éternel et figé.

 

Et il se lamentait :

Une lumière intense soudain l’éblouit tout entière. Elle se réveilla en sursaut. De ses songes était née une nouvelle étoile, la plus brillante de toutes, qui monta lentement dans le firmament. C’était l’étoile du Nord, celle qui aide les voyageurs perdus à trouver leur chemin.


Ayli se laissa guider par l’étoile qui l’amena jusqu’au trône de son époux, tout au milieu du monde.


Trom était là, endormi. Il était sombre, il était laid, mais Ayli, aveuglée par la lumière ne vit qu’une silhouette étincelante. Silencieusement, elle défit le manteau de son époux, et sans le réveiller, elle le laissa pénétrer dans sa chair. Et elle fit l’amour au vieux roi endormi, qui lui fit l’amour aussi, dans les songes, sans lever les paupières.


L’harmonie réapparut un temps, avant de s’évanouir, réminiscence éphémère des temps d’avant le temps.

L’un contre l’autre, les deux vieux amants venaient d’engendrer un fils, le fils de l’harmonie. En le portant, Ayli n’avait pas cogné son ventre, comme elle le faisait pour chacun de ses odieux rejetons, et l’enfant était plus petit que ses frères les géants, car il avait refusé de grandir pour ne pas blesser sa mère en naissant.


Ayli garda en secret le nom de l’enfant, Elyor, qui signifie dans une langue oubliée « celui qui devient sage ». Trom, en voyant ce petit si chétif, se prit d’un rire énorme. Mais en remarquant que son épouse choyait amoureusement le nourrisson, il l’arracha, jaloux, de ses bras, et lui interdit de s’approcher de sa progéniture. La reine s'en fut alors à l’autre bout de la lande pour installer sa demeure dans une grotte secrète, au-delà de l’horizon.


L’enfant fut jeté de suite dans la meute de ses frères les géants. Il devint vite la risée de tous, le souffre-douleur, la victime choisie de tous les jeux cruels, lui si petit et si beau parmi les fils de la laideur.

Mais lui, il ne réagissait guère. Il ne gardait pas de rancœur, nulle haine ne venait voiler son cœur, ses yeux pétillant d’innocence. Tout juste s’enfuyait-il de temps à autre dans la lande, loin de la horde. Il courait à en perdre haleine dans le désert, libre, insouciant, puis, éreinté, s’allongeait pour contempler les étoiles dans la voûte. Il avait donné un nom secret à chacune d’entre elles, et aimait leur parler, car elles étaient ses seules amies.


Or, un jour, au cours d’une de ses fugues, l’enfant s’éloigna plus encore, et découvrit une grotte. Il entra, attiré par une lueur qu’il devinait tout au fond du roc. Là, au plus profond de la pierre, se tenait une jeune femme fort belle. Ses cheveux de lumière éclairaient la caverne.


« Bonjour, Elyor, mon fils, lui dit-elle d’une voix douce. Je savais que tôt ou tard tu viendrais me rendre visite.

 

- Qui es-tu ? répondit l’enfant apeuré.

 

- Je suis Ayli, ta mère. Viens m’embrasser, mon fils.

 

- Tu n’es pas ma mère ! clama alors l’enfant. On dit que ma mère est vieille et laide, et qu’elle nous déteste tous. Et toi tu es belle.

 

- Je peux aussi être laide, poursuivit la femme… Je suis la Dame aux deux visages, tout dépend de la manière dont on me regarde. Si tu as de l’espoir, si tu crois en l’avenir et n’as pas peur de périr, je suis belle et jeune, et je te sourirai toujours. Mais je suis mauvaise et plus laide que la mort si tu me violentes ou me retiens prisonnière. Je ne suis que le reflet du regard qu’on me porte. Mais si toi, tu m’as trouvé belle, c’est que tu portes en toi la promesse du monde que je veux faire naître. Elyor, mon enfant, tu es ma seule espérance. Tu détrôneras ton père et deviendras le roi des nouveaux âges, celui des harmonies légères, éphémères et changeantes.

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- Mais… Comment ?

 

- Tu dois tuer ton père Trom, et monter sur le trône

 

- Non ! Cria alors l’enfant. Je ne veux la mort de personne. Et toi, tu es encore plus mauvaise que mon père !»


L’enfant épouvanté sortit de la grotte aussi vite qu’il le put, et se mit à courir, courir dans la lande, fuyant son destin.

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De retour parmi les siens, l’enfant, perdu dans ses pensées, bouscula Lyeo’l le borgne, le plus craint parmi tous les géants, le plus fort, le fils chéri de Trom. En guise de réponse, le colosse asséna au gamin un formidable coup de poing qui projeta l’enfant dans la poussière, dans la risée générale.


Du revers de la main, Elyor essuya le filet vermeil qui coulait de sa lèvre. Dans sa bouche le goût du sang appelait le sang, et pour la première fois, il ressentit la haine. L'enfant ramassa au sol un caillou tranchant et se relevant d’un bond, le lança de toutes ses forces à la gueule du géant. La pierre atteint le seul œil valide de Lyeo’l, et déchira son orbite.

Chant 4.

Le silence se fit. Les géants n’en croyaient pas leurs yeux. Le colosse aveuglé hurlait comme un dément et son cri faisait trembler le monde jusqu’en ses plus profonds recoins. Le petit souffre-douleur se tenait fier et farouche debout au milieu de la meute.


On amena séance tenante l’enfant jusqu’à son père Trom, sur son trône de pierre tout au milieu du monde. Le roi des ombres dévisagea le plus petit de ses fils, incrédule.


« Voici donc le dernier d’entre nous qui devient téméraire ! Tu as blessé mon fils préféré. Tu es fou ! Crois-tu vraiment que je vais pardonner ? »

 

Elyor fixait son père, sans trembler. Il avait fait déjà fait couler le sang. Il avait donc cessé d'être un enfant. Il répondit, d’une voix ferme :


« Je suis là pour te détrôner.»


Trom se prit d’un rire tonitruant. La meute entière des géants riait avec lui.

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« Au moins, tu ne manques pas d’audace, dit alors le roi. Tu as blessé Lyeo’l et tu te crois grand sous les étoiles. Mais tu es le plus chétif d’entre nous. Ainsi donc tu oses me défier ? Soit. Je te montrerai ma toute puissance à travers trois épreuves. Si tu me surpasses dans ces trois épreuves, alors je te cèderai le trône. Mais si tu échoues à une seule d’entre elles, je donnerai ton corps à manger entre tous mes fils, et tes yeux à Lyeo’l, pour qu’il retrouve la vue.»

 

Le roi s’empara alors son long arc d’os, taillé dans la côte du plus puissant dragon. Il le banda de tous ses muscles, et le trait se perdit dans la nuit. Sept étoiles tombèrent, perforées par la flèche. Elles brûlèrent sur le sol froid, et lorsqu’elles s’éteignirent, Trom déclara :

 

« Si tu parviens, d’une seule flèche, à faire chuter plus de sept étoiles, alors tu auras gagné ma première épreuve »


L’enfant, pris de panique, recula. Il profita de l’inattention des géants pour s’enfuir, et se mit à courir. Et il courut, courut, courut encore dans la lande, refusant son destin. Trom voulut l’occire d’un de ses traits, mais les étoiles soudain s’éteignirent, pour protéger l’enfant dans sa fuite.

Chant 5.

Tous oublièrent bientôt cet enfant insensé qui avait pris la fuite. Seul Lyeo’l l’aveugle gardait, marquée dans sa chair, une rancœur tenace.


Et pourtant… Elyor revint voir son père sur son trône de pierre tout au milieu du monde. Devant le roi, il déplia un étrange filet d’or, que sa mère Ayli avait tressé dans son cheveu. Il noua le filet à une flèche, s’empara de l’arc de son père, le banda et décocha la flèche en pointant les étoiles.


En retombant, le filet était rempli de lumière. Un être en sortit, puis un autre, un troisième, une multitude… Jusqu’au nombre de sept fois sept. Ils étaient petits, fluets et tristes, la chevelure d’argent ou d’or, et deux opales allumaient leurs visages de nacre.


« Quelle est cette magie ? » hurla alors Trom.

 

Un des êtres avança :


« Je suis Nitsed, le prince des étoiles, et voici mes frères. Nous sommes le feu de l’espoir. Dispersées, minuscules, nous éclairons la terre. Certains d’entre nous sont tombés sous vos traits et leur corps en mourant vous réchauffa la peau, mais pour qui sait nous apprivoiser, nous brillons pour lui d’un feu éternel. »


Trom dut alors accepter sa défaite, mais dans un sursaut d’orgueil, il déclara :

 

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« Tu te prétends roi, mais tu n’es qu’un enfant. Or, un roi n’est rien sans ses fils, sans un peuple attaché à son père, un peuple fort, à l’image de leur chef qui les guide, les aime et les châtie. Engendre donc un peuple, avant de te prétendre roi, car les géants ne sont pas de ta race et ne t’accepteront jamais sur le trône. Pendant ce temps, mes enfants se préparent à la guerre, pour affronter les tiens.


Si ton peuple obtient la victoire, tu auras gagné ma deuxième épreuve, en attendant la dernière… Oui, engendre donc un peuple… Je te laisse le temps d’aller t’accoupler avec ta mère, avorton ! »


Trom s’en fut alors, laissant l’enfant seul au milieu du désert. Le roi des ombres prépara les géants aux combats. A travers le désert, le long des défilés, ils s’entrainaient au jeu de la guerre. On entendait le fracas des armes jusqu’au creux de la pierre.


L’enfant demeurait seul dans la lande, abandonné de tous. Les étoiles avaient rejoint le firmament, et Ayli ne répondait pas à ses appels.


L’enfant se mit à pleurer… Il était seul, il était nu. Comment pouvait-il donc engendrer un peuple ? Il demeura longuement à ressasser son malheur, quand soudain, il se rendit compte que de sa paume distraite, par hasard il avait caressé le sol, et là il avait gravé un dessin. Le sable mêlé de larmes était devenu argile. L’enfant jaugea son dessin, et il le trouva beau, alors il laissa flâner ses mains, divaguer son esprit, oubliant sa détresse.

Elyor modela des multitudes de silhouettes dans le désert, jusqu’à ce que la fatigue s’emparât de lui. Il s’endormit alors sur la poussière mouillée de sueurs et de larmes, sous le linteau des étoiles. Mille statuettes jonchaient le sol. Elles n’étaient pas grandes ni finement ouvragées, car la terre de la lande était grise et poudreuse, mais elles provenaient d'un cœur pur et de mains habiles.

 

Et dans le rêve de l’enfant, les statues s’animèrent et se mirent à chanter :

 

 

 

 

 

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« Une terre un rêve un roi

Unis sont pierre et chair

Dans son cœur en émoi

L’enfant deviendra père »

Le gamin s’éveilla, et ils étaient là, qui l’acclamaient dans une grande farandole, gesticulant et bien en chair, les enfants de ses rêves, le peuple des fous, le peuple des lutins.

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Les lutins firent une grande ronde, et pour la première fois des rires retentirent dans la lande… Mais la danse cessa, car on entendit au lointain un grondement sourd. C’étaient les géants qui allaient à leur rencontre.

A travers le désert, le long des défilés, sur le roc résonnait leur pas lourd, et le monde tremblait en les entendant passer. Ils avançaient, comme un corps tourmenté sur les pentes des rochers, un corps unique et  mille poings prêts à broyer, mille gueules prêtes à engloutir.

Devant eux, avançait Trom, le roi des ombres, qui tenait la main de Lyeo’l, la vengeance aveugle, et tous deux dans les ténèbres guidaient le pas de la horde. Et tout autour des géants, grouillaient mille serpents, dragons et salamandres. Sur le sol ils rampaient, voletaient dans les airs, s’engouffraient dans la terre.

Le pas des géants palpitait jusque dans les poitrines des lutins affolés. Elyor, lui aussi était terrorisé, mais il se ravisa, en songeant qu’il était à présent père et roi, et devait protéger ses fils. Alors il les rassembla et déclara :

Chant 6.

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Quand soudain… Soudain le firmament brûla.

Il y eut une grande lumière dans le ciel et les étoiles se détachèrent de la voûte. Des milliers de lucioles tombèrent en trombe sur l’armée des géants. Des nuées scintillantes, dansantes, aveuglantes, ardentes, tranchantes qui vinrent meurtrir les chairs, mettre à vif les esprits.

Les géants essayaient d’attraper les étoiles filantes de leurs doigts gourds. Ils se débattaient à l’aveuglette, frappant sans trop savoir, au hasard, à l’instinct, se démenant en vain. Quand ils s’en emparaient d’une, ils se brûlaient les mains.

Nombreux d’entre eux roulaient sous le poids de leur propre course jusqu’à la vallée. Les autres étaient entrainés par les feux follets qui rutilaient devant leurs yeux, et les guidait inexorablement vers le ravin. Oui, les colosses au pas lourd poursuivaient la lumière légère qui les rendait fous, comme un troupeau furieux qu’on mène à l’abattoir.

Trom leur sommait de rester là, les exhortait, hurlait, en vain. Les géants émerveillés se ruaient vers leur perte, happés par les étoiles, appelés par la lumière et son insoutenable attrait.

La tâche fut facile de les plonger dans la brèche. Les lutins firent trébucher les géants en se faufilant entre leurs pieds difformes, et le petit peuple agile vint bientôt à bout de ces corps immenses dépourvus de raison.

Un à un les géants tombèrent dans l’abîme.

Tombe encore aujourd’hui et tombera demain

Leur cri est éternel et résonne toujours

On l’appelle l’écho.


Certains géants cependant parvinrent à éviter la chute, et coururent, affolés, pour aller se réfugier dans les cavernes les plus profondes du monde. Dès lors, la race des géants redoute plus que tout la lumière, comme la bête féroce craint le feu des hommes.

À la fin du combat, les étoiles rejoignirent la voûte céleste, et ne laissèrent bientôt qu’un subtil nuage d’or et d’argent sur le champ de bataille.

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« Mes enfants, mettez-vous au travail. Creusez, creusez tant vous pourrez une brèche, longue comme la moitié de la terre et profonde jusqu’à l’envers du monde.»

Et les lutins creusèrent une fissure dans le roc. Ils travaillèrent sans relâche, et, en réalisant leur labeur, ils en oublièrent presque les géants qui avançaient.

Mais bientôt Elyor les pressentit dans l'ombre. Trom se tenait là-haut, sur une des crêtes en surplomb. Il scrutait la vallée et ne parvenait pas à deviner l’ennemi. A ses côtés Lyeo’l humait l’air froid, en cherchant dans le vent l’odeur de l'adversaire. Le peuple des géants suivait derrière, armé de masses et de javelots. Les dragons tournoyaient au-dessus de leurs têtes, s’enroulaient à leurs bras, s’insinuaient sous leurs pieds.

Trom lança enfin l’assaut, et les géants dévalèrent la pente en galopant, charriant avec eux un nuage de poussière, de serpents et de cris.

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Mais une lumière éclaira les visages des lutins dans la grotte. De ce halo, jailli de nulle part, apparut Nitsed, la plus vive des étoiles. Et d’une voix douce il dit:

“Ne vous tourmentez pas, jeune roi, ni vous peuple d’enfants. Restez là, laissez-vous bercer par la tristesse dans le creux de la pierre. Bientôt vous sortirez, et la lumière sera »

Nitsed adressa un sourire à l’enfant roi, un sourire grave comme un adieu, puis sortit de la grotte. Il avança seul sur la plaine grouillante de serpents, comme une luciole perdue. Il marchait droit, se frayant un chemin parmi les corps sinueux.

Il entama un chant. Sa voix claire coulait jusque dans les abîmes, et rejoignait l’écho des géants déchus.


« Voyez ce pèlerin qui trace son chemin au milieu des serpents

Vêtu de blanc, ses veines sous sa chair bouillonnent toutes entières

D’une envie de venin »

Nitsed s’arrêta. Un premier serpent lui avait répondu d’une morsure acérée. Autour du marcheur, les reptiles se groupaient, intrigués par la proie si facile. Mais l’être incandescent reprit sa marche, et son chant, plus décidé encore. À la fin de la seconde strophe, les monstes l’enlacèrent.

Le sang jaillit, bouillant, sur la lande glacée. Le pèlerin n’était plus qu’un pantin en pâture aux viles créatures.

Mais Nitsed continua, jusqu’à la fin de sa troisième strophe et, dans un dernier râle, il sauta dans la brèche creusée par les lutin, Avec lui tombèrent tous les serpents, sangsues et salamandres, accrochés à sa chair. Le martyre emportait avec lui le tumulte de ces serpents vicieux. Le silence se fit, angoissant, terrible. 

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Contemplant la défaite, Trom, sur la crête, fit alors un geste vers le ciel, et soudain une nuée de dragons s’envola ; un geste vers le sol et soudain les serpents rampèrent vers la plaine.

L’attaque fut brève. Une multitude de serres comme des couteaux, de crocs et de venin, de morsures et d’entailles. Les lutins s’éparpillèrent effrayés, et bientôt le silence se fit sur le monde. Les dragons et serpents s’étaient imposés sur la vallée, et Trom savourait sa victoire.

Seuls, douze lutins purent se mettre à l’abri, avec leur père l’enfant, dans une grotte si étroite que nul serpent ne pouvait y glisser son corps. Ils se voyaient condamnés pour toujours à rester prisonniers dans la pierre, fuyant la mort rampante qui avait détruit l'espoir.

Depuis les profondeurs de la brèche, trouant l’obscurité, apparut bientôt une étoile nouvelle, qui monte peu à peu, lègère, jusqu’au zénith. C'était l’étoile du Sud, et d’elle émanait une grande chaleur qui éclaira chaque repli du monde.

Lyeo’l sentit sur sa peau la chaleur inconnue, Trom protégea son regard du revers de sa main. Les deux êtres, au milieu de la clarté, demeuraient dans les ténèbres. Chancelants, ils descendirent la crête. Le grand roi n’était déjà plus grand, ni roi. Il était juste vieux et il tremblait de froid dans la chaleur.

« Père, dites-moi la troisième épreuve » ordonna Elyor.

Trom hésita. Son fils le toisait, impassible, imbu d’orgueil. Son visage avait perdu ses contours enfantins. Le monde avait vieilli soudain, un âge nouveau s’annonçait.

Trom alors parla, tête baissée, balbutiant :

« Mon royaume et mes fils m’importent peu. Seul compte pour moi cet Amour éternel, perdu à tout jamais. Ayli aujourd’hui est vieille et mauvaise, l’Harmonie a disparu. Puisses-tu me montrer une dernière fois l’être aimé, comme aux temps d’avant le temps, et je t’offrirai volontiers tout ce désert pour retrouver son regard »

Elyor dissimula son étonnement, et alla quérir sa mère, toujours si belle et jeune à ses yeux. Et ainsi la vit aussi Trom, car la haine avait enfin disparu de son esprit. Elle resplendissait dans la lumière naissante, elle était redevenue la beauté de l’aurore des temps.

Trom mouilla ses yeux de remords et Ayli pleura son chagrin.

« Ma détresse vint de ce que le Temps passe, déclara le vieux roi. Nos corps faits pour l’amour se flétrissent dans l’horreur, l’amour est comme le feu qui s’embrase et puis meurt. Le Temps gagne l’Amour, il est donc vain de vivre.

Mon fils, tu es maintenant appelé à me succéder sur le trône du Monde, mais sache que l’amour te fera  aussi perdre la raison. Pour une femme, toi aussi tu perdras ton royaume, et feras renaître le chaos du commencement »

 Mais Elyor, le nouveau roi des âges, dans la fougue de sa jeunesse, épris de vengeance, n’écouta pas le vieux roi, et ne laissa pas à sa mère accorder le pardon.

Il saisit une longue lance, et perfora la poitrine de son père à genoux. Le sang coula, abreuvant la terre… Et ainsi apparut la vie.

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Lyeo’l l’aveugle s’effondra auprès du corps du roi, mais Elyor ne put se résigner à le tuer aussi. Il laissa donc le colosse enlacé à son père, pleurant des larmes de sang de son œil aveuglé.

Et ses sanglots de sang résonnaient dans la plaine

Résonneront toujours en rejoignant l’écho

Jusqu’à ce qu’un beau jour à force de pleurer

L’âme de Trom le roi ne réponde à sa plainte

Et qu’en Lyeo’l le père ne renaisse enfin

Bien plus tard,

Au crépuscule du monde.

 

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