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Une heure que l'avion a décollé, et Rosa Linda n'a toujours pas calmé ses nerfs. Cette anxiété, qu'elle éprouve à chaque départ, n'est pas retombée. Ce n'est pas normal, en général, elle arrive à rester sereine pendant les douze heures du voyage, et ne sent de remontée d'adrénaline que quelques minutes avant l'atterrissage.

Pourquoi alors ? Parce que c'est son dernier voyage ? Rosa Linda ne tient pas en place sur son siège. La sueur coule par-dessus son fond de teint et son coeur bat au rythme de la Cumbia. Elle caresse le tatouage du Christ qu'elle a sur la poitrine, et lui dit à voix basse :

“ Jesusito, arrête de remuer comme ça, mon petit amour, mon petit coeur, s'il te plait. ”

Elle parle souvent au Christ de son nichon gauche, comme ça. Pour qu'il exauce ses prières, qu'il lui apporte de l'argent, des friandises ou des amants, ou qu'il fasse mourir les capitalistes. Elle lui chante des berceuses du pays, quand elle repasse les slips de ses patronnes, à Madrid. Et Jesusito l'écoute, des fois. Mais là, non. Il ne veut pas qu'elle se calme. Mais Rosa Linda essaie quand même. Elle ferme les yeux en basculant son crâne sur l'appui-tête.

“ Ça doit être parce que je pars pour de bon, oui c'est ça. Parce que je ne verrai plus la Tita Aurelia ni l'église de Guayamano, ni tous les gosses de la rua mayor. Pauvre Tita. Mais il n'y avait pas d'autre solution, Tita, c'est la jungle, Guayamano, je ne pouvais plus y vivre, c'était trop dangereux. Surtout à cause de Victor Antonio, et de sa famille de cochons. »

Rosa Linda se redresse tout d'un coup, la main serrée sur sa poitrine

“ Victor Antonio! Victor Antonio ! Quel sale porc ! Petit Jésus, petit Jésus, s'il te plait, tue-le ! ”

-Un problème, madame ? ”

C'est l'hôtesse de l'air. Rosa Linda a dû parler un peu trop fort à son Jesusito.

-Non, non tout va bien, cariñito »

L'hôtesse tourne les talons, et Rosa Linda se demande ce qu'il se passe. Elle n'a jamais été aussi angoissée. Elle essaie de se rassurer en pensant à sa vie nouvelle, une fois sortie de l'aéroport. Maintenant qu'elle a ses papiers en règle, ses papiers définitifs, elle n'aura plus jamais peur, plus jamais. Et puis elle va bientôt recevoir assez d'argent pour s'installer à Madrid. “Et après ? Après on verra bien...”

Non, décidément, ce n'est pas la vie qui l'attend en Espagne qui l'inquiète. Ni la nostalgie. Alors quoi ? Rosa Linda colle son nez contre le hublot. L'avion doit être en train de survoler l'Atlantique à présent. Plus que dix heures de route. Rosa Linda n'a jamais trouvé le temps si long.

“ Le préservatif ! C'est le préservatif ! Il est percé ! ”

Tout à coup Rosa Linda a un nouveau sursaut. Tout s'expliquerait. La nausée, la nervosité.

 

“ Non, impossible, les préservatifs, ça ne se troue pas aussi facilement que ça, calme-toi Rosa Linda. Le coup du préservatif qui casse, c'est une légende. ”

Elle a froid. La climatisation de l'avion, certainement. Elle décide d'aller aux toilettes, se lève, titube, manque de tomber plusieurs fois sur son parcours.

Une fois dans les WC, elle passe de l'eau froide sur son visage et regarde son reflet dans la glace. Elle qui d'habitude a le teint du sucre, la voilà aussi blanche que le sucre des espagnols. Blanc comme le sucre des blancs, celui qui n'a pas de goût, comme leur café. Le sucre en poudre. Le sucre en poudre... Rosa Linda ne parvient pas à contrôler un rictus de dégoût en y pensant.

“ Et si Victor Antonio avait fait exprès de le percer, ce préservatif ? Capable de tout ce salaud. C'est vrai qu'il m'a dit "reviens, Rosa Linda, ne reste pas à Madrid !" Quel cochon ! Mais pourquoi il ne m'a pas retenue aussi, au lieu de me planter ça dans le ventre ? Hijo de puta ! Parce que son frère m'a entendue un jour se plaindre de lui à la cantina ? C'est pour ça ? Qu'est-ce que je vais devenir, maintenant, moi ? Jesusito, Jesusito, fais quelque chose, s'il te plait, s'il te plait! »

Mais Jesusito se met à grimacer sous la secousse du coeur qui tout à coup part au galop. Rosa Linda s'y accroche, et elle part aussi. La voilà dans une course folle par-dessus les nuages. Elle chevauche les océans, le Christ tient la bride, elle est blottie contre son dos. Le cheval-coeur crache de la boue et du sang. Son sabot martelle la mer,  la jungle, la rua mayor de Guayamano. Boum boum. Il va si vite qu'à chaque foulée il traverse le mur du son. Boum boum boum. Le Christ cavalier se met à hurler et Rosa Linda rit aux éclats. Boum boum boum boum. C'est l'hôtesse de l'air qui frappe à la porte.

“ Madame, madame ! ”

Rosa Linda ne peut plus bouger. Elle a la bave aux lèvres et sous ses yeux, l'image d'un petit filet blanc et visqueux qui s'échappe peu à peu d'un préservatif, au fond de ses entrailles. Boum Boum. Et un cheval-coeur d'écume qui agonise. Boum.

Deux stewarts viennent de défoncer la porte des toilettes. Ils essaient de réanimer la jeune femme. En vain.

Le lendemain, au service des douanes de l'aéroport de Barajas, à Madrid, le commissaire en chef pouvait lire le rapport suivant : Rosa María Linda Gutierrez López, 27 ans, née à Guayanamo, Colombie. Morte d'overdose de cocaïne. C’était une « Mule » qui transportait une cargaison de 200 grammes, répartis sur 4 sachets hermétiques (préservatifs) contenant 50 grammes chacun. Un des sachets était percé, ce qui a causé l'intoxication fatale. Il ne s'agit sans doute pas d'un accident, seul le sachet défectueux contenait de la cocaïne, les autres seulement du bicarbonate. C'est le second décès de ce type ce trimestre. Renforcer la surveillance.


 

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