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Les taureaux d'amertume

Chroniques de la crise espagnole. L'action se déroule à Ciudad Rodrigo (province de Salamanque, Castille).  Lors des carnavals, cette petite ville organise des lâchers de taureaux dans les rues, comme à Pampelune ou à Bayonne.

– Alors, on y va ou pas aux taureaux ? je lance à la cantonade, en sortant du bar.

– Non, pas pour moi, je vais me coucher.

– Toi non plus, Santi ?

 

Santi hoche la tête.

 

– Désolé, Sergio, je sais bien, j’ai dit oui hier soir, mais là, il est sept heures du mat’ et j’en peux plus.

 

On fait quelques pas dans la rue Colada, en évitant les tessons de bouteilles et les groupes de fêtards qui s’amoncellent à la sortie des bars. Le froid traverse mon blouson, mon pull, ma peau, j’ai des relents d’alcool qui me brûlent l’œsophage, et les deux rails de coke sniffés dans les toilettes du dernier troquet m’ont mis les nerfs en boule. Je me sens électrique, comme un filament de tungstène en surchauffe dans une ampoule sur le point d’exploser.

 

– Tout le monde se dégonfle, alors ?

 

Mes copains essaient de me convaincre. Passé la quarantaine, ce n’est pas pareil, on ne peut plus courir devant les taureaux comme avant, c‘est trop dangereux, et puis j’ai trop picolé.

 

– Allez vous faire foutre, moi j’y vais. Non seulement je vais les courir, ces taureaux, mais je vais même leur toucher les cornes.

 

Santi me prend à part, pose sa main sur mon épaule, et cherche à me regarder droit dans les yeux.

 

– Sergio, je suis ton ami depuis combien de temps déjà ? Vingt-cinq ans ? Alors écoute-moi, tu veux ? Moi je sais pourquoi tu veux y aller, aux taureaux… T’en as marre, tu as tout perdu ces deux dernières années, alors tu cherches à braver le danger, pour prouver que t’as encore des couilles… Mais ça ne sert à rien, ce n’est pas comme ça que tu vas résoudre tes problèmes.

– Tu dis vraiment n’importe quoi, je réponds, ulcéré. Je veux courir les taureaux parce que c’est une tradition de Ciudad Rodrigo, c’est le carnaval et cette année je veux en profiter à fond.

– Et pourquoi cette année et pas une autre ?

– Avant, ma femme m’en empêchait, mais maintenant je suis libre de faire ce que je veux, tu piges, ça ? Alors fous-moi la paix, c’est compris ?

 

Sans m’en rendre compte, j’ai agrippé mon ami par le col et je lui ai gueulé dessus à deux centimètres du visage. Je le lâche, confus, et je m’en vais, aussi sec, sans saluer personne.

 

– Fais gaffe à toi, quand même, me lance Santi, alors que je me perds au coin de la rue.

 

Juste au même moment, j’entends les cloches de l’hôtel de ville qui sonnent à la volée. Ça y est, les bêtes sont lâchées. Trois taureaux et six bœufs. Ils arriveront d’ici une demi-heure, peut-être moins, aux portes du centre-ville.

 

Je serre les poings dans les poches de mon blouson, fixe le pavé en arpentant les ruelles qui mènent jusqu’aux remparts. Je repense à Santi. Désolé, l’ami, je me suis emporté, mais tu m’as énervé, aussi, avec tes insinuations. Il y avait de la pitié dans ta voix, et ça, je ne supporte pas. « Ce n’est pas comme ça que tu vas résoudre tes problèmes », tu m’as dit… Comme si mes problèmes avaient une solution, comme si ça dépendait de moi… C’est de ma faute, peut-être, si mon patron a profité des nouvelles lois sur le travail pour me licencier, si je me suis retrouvé au chômage du jour au lendemain sans pratiquement aucune indemnité ? Non, c’est la faute à mon patron, pas la mienne. La faute à la crise, à la putain de crise… La crise, c’est comme un taureau fou furieux lâché dans les rues, qui choisit un quidam au hasard parmi la foule, qui lui fonce dessus sans crier gare, et s’il arrive à t’encorner il revient à la charge pour s’acharner sur ta gueule, pour t’empêcher de te relever, il t’accule dans un coin pour mieux te défoncer, et quand il s’en va, il te piétine encore un coup pour que tu gardes des séquelles tout le reste de ta vie.

 

Tu vois Santi, moi, je me suis fait piétiner trop souvent, le chômage, puis les quittances de loyer que je ne pouvais plus payer, les menaces d’expulsion, les engueulades à la maison, et enfin le divorce… Est-ce que tu sais pourquoi je vais divorcer d’Inma, Santi ? Je n’ai jamais osé te le dire… Un jour, j’étais tellement à cran que je lui ai filé une baffe. Ça m’a pris comme ça, comme une envie de pisser, je lui ai filé une baffe, une seule mais vraiment forte, et ça a suffi, Inma n’a pas voulu me pardonner, elle a fait ses valises le soir même pour partir chez sa sœur avec les mômes. Et elle m’a dénoncé le lendemain, du coup je ne sais pas si j’aurai le droit de voir les gosses, j’attends encore le verdict du juge. Voilà, Santi, maintenant que tu sais tout, tu comprends, la question n’est pas de me prouver à moi-même si j’ai encore des couilles. De la testostérone j’en ai, j’en ai même trop. Mon problème, c’est la rage. Expulser ma rage, la dominer…

 

Tu ne sais pas à quel point j’ai accumulé de colère, ces deux dernières années, je n’en peux plus, j’ai besoin de rugir, de courir, de frôler la mort et de la vaincre, j’ai une boule dans le bide, un trop-plein d’adrénaline qui me monte au cerveau et me rend cinglé… Tu ne m’as pas vu au bar, ces derniers mois, quand je regarde les matchs de foot ? Je joue de plus en plus d’argent aux paris sportifs, mais ce n’est pas pour gagner, c’est pour flamber, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai besoin d’extrême, de quitte ou double, de grandiloquence et de fil du rasoir ; quand l’Atletico perd, je vocifère, je frappe sur le comptoir, je suis capable de casser la gueule de n’importe quel fils de pute supporter du Real ou du Barça, l’Atletico t’y touches pas, c’est sacré, c’est l’équipe des prolos qui prennent leur revanche sur ces salops de banquiers, de spéculateurs, sur ces enfoirés de Catalans qui nous piquent le fric et crachent sur le drapeau… Et quand l’Atletico gagne, c’est David qui terrasse Goliath, pour une fois que ça arrive, et même si ce n’est que du foot, ça fait trop plaisir, tu te dis que tout est possible, l’espace d’une soirée.

 

Oui, je sais Santi, le foot, les taureaux, c’est con, mais mon bon monsieur, tout est con dans ce bas monde. Et moi, je ne suis pas un imbécile d’indigné, je ne suis pas un baba cool naïf qui vote Podemos, moi, je n’y crois pas du tout aux lendemains qui chantent. Au fond, ces indignés ne sont que des enfants gâtés, ils n’ont rien vécu, ils n’en ont jamais bavé, alors ils défilent dans les rues en criant « c’est possible ». Mais le vrai indigné, ici, c’est moi, l’indigné sans espoir, qui sait pertinemment que jamais rien ne va changer, jamais, les caciques resteront caciques pour les siècles des siècles, amen, et nous, des traîne-misère jusqu’au Jugement dernier… Tu vois Santi, moi, je suis indigné contre tout, contre la race humaine, contre le destin, contre les autres et surtout contre moi-même, mon indignation à moi, elle est pure, elle est noble, elle est gratuite, ce n’est pas du drame, mon pote, c’est de la tragédie, c’est de la violence à l’état brut, de l’instinct animal. Mais tu ne peux pas comprendre, Santi, on se connaît peut-être depuis vingt-cinq ans, mais tu vis trop confortablement pour piger, et quand tu me parles de résoudre mes problèmes, tu me fais vraiment penser à tous ces podémites et leur sacro-saint « c’est possible »… Insupportable.

 

– Eh alors, Sergio, tu ne dis plus bonjour ?

 

Je relève la tête. C’est Gonzalo, le vieux Gonzalo et toute la bande des joyeux drilles du bar Manolo. Ils sont une bonne vingtaine, avec leurs perruques à paillettes et leurs blousons jaune fluo frappés d’un écusson avec un taureau qui boit une bière. Groupés autour d’un stand sur la place de la cathédrale, ils offrent aux passants, à titre gratuit, un petit verre d’eau-de-vie ou une soupe à l’ail.

 

– Un coup de gnôle, Sergio ?

– Non merci, je veux rester concentré. Donne-moi plutôt un peu de bouillon.

– Ne me dis pas que tu vas courir ?

– Si, si…

 

Gonzalo se retourne pour interpeller ses compères. « Holà, les amis ! Je vous présente un homme courageux, qui va courir pour nous dans l’arène ! On acclame le héros, les gars ? » Un de ses sbires, en guise de réponse, joue sur sa trompette un air de paso doble, passablement faux, suivi de « olé » alcoolisés et de vivats. Ensuite, on me tape dans le dos, on promet de me payer un coup au bar Manolo après la course, on me dit que je suis un brave, qu’on n’en fait plus des mecs comme moi, qu’on a jeté le moule, et toutes ces formules toutes faites pour exalter l’amitié les jours de grande beuverie.

 

Je fais semblant de rire, mais je ne suis pas dupe. Le gars à la trompette, par exemple, je le connais bien, c’est un vieux copain du lycée. Il y a quelques mois, il avait l’occasion de me prêter un appartement pour me dépanner, et il ne l’a pas fait. Et voilà maintenant qu’il me salue comme un héros de carnaval. C’est curieux, ceux qui me connaissent et m’apprécient cherchent à me dissuader de courir, ceux qui s’en foutent me poussent devant les cornes des taureaux et m’applaudissent… Un peu comme quand on trinque avec un alcoolique, c’est très drôle, mais à condition que l’ivrogne en question ne soit pas de ta famille, bien sûr. Enfin, c’est le carnaval, aujourd’hui tout est à l’envers, on peut rire de tout…

 

Je finis mon bouillon et scrute la place. Ça commence à affluer. Il y a de tout, des vieux, des familles, des jeunes, des gens du village et d’ailleurs, certains se sont déguisés pour l’occasion, en Barbie barbues à gros nichons, en cavernicoles, diables, cochons et curés, gugusses à tricornes, cheiks arabes ou nègres bantous – les déguisements les plus ringards sont souvent les plus drôles –, certains se sont juste collé un chapeau sur la tête ou se sont peinturluré les joues, d’autres ont gardé leurs déguisements de tous les jours, des ploucs mal dégrossis, des bellâtres de centre commercial, des cailleras à capuches, des midinettes bonasses et des ivrognes qui macèrent dans leur jus… Toute une kyrielle bariolée qui chante, danse et boit à s’en rompre le gosier dans un tohu-bohu de grosses caisses, de pétards et de vuvuzelas, et qui trépigne d’impatience et de froid en attendant le moment fatidique du grand frisson.

 

Je me fraie un passage dans la cohue et passe les barrières pour me retrouver dans la rue Madrid, sur l’espace réservé aux coureurs. Je me poste juste derrière la muraille, au tout début de la rue, et j’essaie de trouver mes marques, repérer d’avance mon parcours, pour savoir où j’irai me réfugier si le taureau se rue sur moi, mais j’ai du mal à me situer, les gens continuent de traverser la rue, comme si de rien n’était, je ne parviens pas à comprendre qui va courir et qui est juste spectateur. De toutes manières, d’après ce qu’on dit, les taureaux sont encore loin, il paraît qu’une des bêtes est sortie de l’enclos pour se balader sur les boulevards, qu’une autre a renversé un gosse d’à peine quinze ans dans les prés, au tout début du parcours, mais il paraît aussi que ce n’est pas vrai, ce sont de fausses rumeurs, et que le lâcher est propre cette année, un tir groupé des neuf bêtes qui galopent en même temps sans s’arrêter en route. Merde, il y a beaucoup trop de monde. Mais qu’est-ce que foutent ces gosses perchés aux barreaux des fenêtres, s’ils veulent voir le spectacle qu’ils aillent derrière les barrières, bon sang, là ils empêchent les coureurs d’y grimper in extremis pour éviter le coup de corne ! Il n’y a pas un seul flic pour gérer la situation, juste quelques coureurs expérimentés qui s’égosillent sur les passants pour les forcer à laisser des issues pour les participants. Mais bien sûr, personne n’est disposé à céder sa belle place au premier rang. Cette inconscience collective m’exaspère au plus haut point. Les gens sont de plus en plus débiles, de plus en plus irresponsables et individualistes. Ils vivent bien douillets dans leurs petites vies sans surprises, personne ne sait plus anticiper les dangers, ni réagir dans les situations d’urgence.

 

Je décide de bouger tant qu’il est encore temps pour me rendre sur la Plaza Mayor où il y aura sans doute plus de place pour courir, mais tout à coup, j’entends de vives exclamations de l’autre côté des remparts, et quelques poignées de secondes plus tard, j'aperçois la silhouette compacte d’un taureau qui franchit la porte de la muraille pour foncer à toute allure sur la foule. C’est la débandade. Les gens paniquent et vont là où ils peuvent, en courant dans tous les sens comme des poulets sans tête. J’en vois qui se piétinent, qui trébuchent, qui se poussent pour éviter d’être mis en charpie. Un connard passe devant moi en cassant mon élan, juste au moment où je m’apprêtais à grimper sur un balcon, heureusement j’ai le temps de changer de cap et de sauter derrière une barrière. Je fais exprès, en retombant, de coller un coup de genou sur un jeune con, qui n’a pas daigné bouger sa graisse pour me faire une place. « Quoi, tu saignes du nez ? Eh, mon pote, si t’as peur du sang, tu restes chez ta mère… »

 

Apparemment, le taureau n’a écharpé personne. Un vrai miracle. Un coup de trompette vient rompre le silence et le brouhaha reprend. C’est de nouveau le cirque, les gens vont et viennent dans la rue, manifestement personne n’a compris l’avertissement. Un homme m’aborde :

 

– Dites, c’est mal organisé ici, pas comme à Pampelune ! Où est-ce qu’on peut courir décemment dans cette ville ?

 

Il a la cinquantaine, coiffé d’un béret basque, avec un foulard rouge autour du cou. Un aficionado de Navarre, qui a fait le voyage exprès pour courir les taureaux. Il me paraît tout de suite sympathique.

 

– Viens avec moi.

 

On avance dans la rue Madrid et on s’arrête à mi-chemin entre les murailles et la Plaza Mayor. Ici il n’y a pas foule, et pour cause : il y a plus de trente mètres de parcours sans le moindre abri. Pas une seule fenêtre, aucun pas de porte. On est obligé de sprinter sans s’arrêter, mais au moins on voit les taureaux arriver de loin, et puis surtout on peut courir librement, on ne dépend que de soi-même.

 

« C’est parfait », me dit l’homme, avec un large sourire. Il fait quelques exercices d’assouplissement, deux ou trois étirements, puis parle aux cinq autres gars postés là, pour leur demander la trajectoire qu’ils comptent suivre au moment de la course. Un vrai pro. Moi, je m’allume une clope. Je sens l’effet de la coke qui s’estompe, peu à peu. J’ai le corps lourd et l’esprit embrumé après ma nuit blanche, je donnerais tout pour un autre rail, ça me permettrait de rester alerte et concentré, mais je n’ai ni le temps, ni la coke. Je cause de choses et d’autres avec les autres coureurs, des jeunes d’un village des environs que je connais vaguement, de vue. Malgré leurs blagues et leurs airs de frimeurs, on peut lire la nervosité sur leurs visages, dans leurs rires, dans leurs gestes saccadés. On attend. Un vent glacial s’engouffre dans la rue et nous oblige à sautiller sans arrêt. Il n’y a que le Navarrais qui tient en place, sans broncher, je ne sais pas comment il fait avec un froid pareil, il n’a ni pull ni blouson, j’imagine qu’il doit être habitué, lui qui vient du Nord. Au bout d’une dizaine de minutes, je rallume une seconde clope.

 

Ça y est, au fond de la rue, j’aperçois un magma noir et bistre qui grossit à vue d’œil. C’est le fameux tir groupé, le troupeau au grand complet. Il doit y avoir au moins deux taureaux et quatre ou cinq bœufs, difficile à dire pour l’instant, avec toute cette foule qu’il y a devant. C’est décidé, je fumerai ma cigarette jusqu’au bout, et je me mettrai à courir après, quand j’aurai le premier taureau à moins d’un mètre. Je ne pourrai pas le toucher, impossible dans ces conditions, mais je lui jetterai mon mégot en plein dans le museau, en visant bien entre les cornes, avant de détaler.

 

Plus que quatre taffes. Je distingue mieux les silhouettes des bestiaux tandis qu’ils approchent, ils sont cinq en tout, un taureau qui ouvre le cortège, un peu décalé à gauche, et deux bœufs juste derrière. Je prends une seconde taffe. Derrière les deux bœufs, encore un bœuf et, légèrement en retrait du peloton, un dernier taureau, qui rase les murs de droite.

 

Troisième taffe. Je souffle la fumée le plus lentement possible, comme si cela pouvait servir à ralentir les battements de mon cœur, qui se démène au grand galop dans ma poitrine. Le dernier coureur vient de s’écarter, les taureaux entrent dans la dernière ligne droite, devant eux il n’y a plus que quelques mètres et puis nous, les cinq jeunes, le Navarrais et moi. Je serai le dernier à déguerpir, c’est juré. Ça y est, tous les jeunots se sont débinés. Le Navarrais résiste encore une ou deux secondes et calte aussi.

 

J’aspire la dernière taffe et la recrache aussitôt. J’ai raté la tête du taureau en jetant ma cigarette mais tant pis, ce n’est plus le moment de réfléchir, maintenant il faut cavaler… J’ai plus de nerfs que de muscles, mais c’est mon instinct de survie qui me pousse et décuple mes forces. Dans des cas pareils, ce ne sont pas les jambes qui comptent, ni même la tête, c’est l’estomac qui court. L’énergie du désespoir, l’expérience aussi. J’ai déjà couru ce tronçon, quand j’avais vingt ans. J’avais un meilleur physique mais j’étais moins tête brûlée que maintenant. J’entends les foulées des taureaux derrière les miennes, qui frappent le pavé, mon cœur qui s’accélère et cogne à contretemps. Plus que quelques mètres et c’est le Salut… Mais je m’essouffle, putain, pourquoi j’ai fumé deux clopes coup sur coup avant de courir, j’ai la vue trouble, la gorge qui brûle, les tempes sur le point d’exploser, je vais flancher, je vais flancher… Merde, je n’en peux plus ! Je plonge de côté et me recroqueville tant bien que mal dans un coin de rue, en protégeant mon visage avec mes coudes. Les sabots des taureaux me frôlent, mais ne me touchent pas. J’ai eu chaud. Je lève les yeux et aperçoit la barrière, à deux mètres à peine. Le Navarrais, à califourchon sur la palissade, me tend la main. Je bondis vers lui, et il me hisse au sommet.

 

Me voilà à l’abri, mais j’ai à peine le temps de reprendre mon souffle qu’on entend un cri rauque dans la foule. Le dernier taureau du troupeau est en train de faire valser un des jeunes entre ses cornes. Le Navarrais s’élance pour lui prêter main-forte, je le suis, sans y réfléchir à deux fois, et je tire la queue de l’animal de toutes mes forces. Le stratagème fonctionne, le taureau lâche sa proie et se retourne. Il est là, juste devant moi, à l’arrêt, les naseaux fumants, la tête basse. Nous avons tous deux le souffle coupé, le corps fourbu, la peur au ventre. Mais aussi bien l’un que l’autre sommes encore capables de fournir un dernier effort, de trouver en nous l’ardeur ultime pour repartir au combat. J’avance d’un pas. Je me sens soudain rasséréné, je viens d’échapper à la mort et maintenant, c’est l’état de grâce, je suis invincible, l’espace d’un instant. Mon cerveau dicte ses consignes à mon corps qui lui obéit sans opposer de résistance. Comprendre l’animal pour mieux l’apprivoiser, maîtriser la bête que j’ai à l’intérieur pour mieux dominer celle qui est là, devant moi, être paisible en surface, mais rester aux abois, anticiper ses gestes, les miens, imaginer toutes les danses potentielles entre l’homme et le taureau, ses coups de colliers, mes coups de reins, faire corps avec lui mais toujours l’éviter, l’effleurer sans surtout le contrarier. Je lève la main et la pose, tout doucement, sur le front de l’animal. Puis, très lentement, je recule, et je tourne les talons pour marcher sans hâte jusqu’aux barrières.

 

J’ai droit à une ovation générale, les « olé » fusent parmi les spectateurs, non seulement j’ai sauvé la vie d’un gars, mais en plus j’ai bravé la mort, en tournant le dos au taureau. Un geste digne de Manolete, de Curro Romero, des plus grands toreros. Le Navarrais se répand en éloges, les jeunots qui couraient avec moi me serrent dans leurs bras. Le gosse qui a été bousculé par le taureau n’a rien du tout, juste quelques bleus, la corne a déchiré son survêtement mais la jambe est intacte. Le gamin rigole en nous montrant le trou dans son pantalon, un trophée qu’il va exhiber dans tous les bars de la ville, pendant ce qu’il reste de carnaval, à n’en pas douter. Les jeunes m’invitent à prendre un coup dans la rue Colada. Bien entendu, j’accepte.

 

– Vous avez pas de la coke, par hasard ?

 

Non, dommage. Tant pis, on va picoler. Le Navarrais est venu avec nous. Sur le chemin, il disserte sur les taureaux. Il a couru partout, à Pampelune, mais aussi en France, à Algemesí, San Sebastián de los Reyes, Cuéllar… Un véritable passionné. J’apprends qu’il est fonctionnaire, marié, il me montre même une photo de son petit-fils qui vient de naître. J’avoue que je ne le comprends pas. Qu’est-ce qui le pousse à risquer sa peau, à parcourir toute la géographie espagnole pour aller titiller les taureaux si loin de chez lui ? Qu’est-ce qu’en dit sa femme ? Une fois dans le bar, il commande une bouteille d’eau… Décidément, il n’a aucun vice, ce gars. Mon admiration tourne à l’irritation, quand je ne pige pas ce qui motive quelqu’un, je perds aussitôt mon empathie et ça me met mal à l’aise. Il me demande si je vais courir au prochain lâcher, dans l’après-midi. Je lui réponds que non, j’ai eu ma dose tout à l’heure. J’opte finalement pour l’oublier, et rejoins le fond du bar, pour y danser comme un dératé.

 

Les heures passent, les jeunes sont partis et moi je continue. Des gars m’ont invité à sniffer des amphétamines, combinées avec le vin, la bière et la fatigue, c’est un cocktail détonant, je suis complètement saturé, à bout de nerfs, mais à l’intérieur il y a comme un ressort qui me propulse et me pousse à sauter malgré moi. Il est midi environ, je n’ai plus un rond, mais il me reste l’ardoise, pas de problème, je connais les tauliers. Bientôt, j’ai la tête qui tourne, des haut-le-cœur, je dois sortir avant de faire un malaise. Je m’assois à l’entrée du bar, respire un bon coup. Ça va mieux. Mon Navarrais est assis juste à côté de moi, il discute tranquillement avec un type d’une vingtaine d’années. Il a toute la panoplie de l’indigné à la mode, du baba cool podémite de base, keffieh, bubons d’acné, dreadlocks et barbe mal plantée, pétard au bec. Et, comme de bien entendu, il n’aime pas la corrida…

 

– Désolé, monsieur, mais je ne comprends toujours pas pourquoi vous leur faites du mal aux taureaux…

– Oh, répond le vieux, les lâchers de taureau, ce n’est pas non plus de la torture, ce n’est pas comme la corrida.

– Oui, enfin, le taureau est obligé de galoper plusieurs kilomètres sur l’asphalte, ses sabots ne sont pas faits pour ça. Il laisse des traces de sang partout où il passe, si ce n’est pas souffrir, ça… Sans compter l’angoisse de se retrouver face à toute cette foule…

 

L’angoisse… N’importe quoi, comme si un animal pouvait éprouver ce genre de sentiment. Le vieux lui répond, sur un ton conciliateur :

 

– Tu as raison, disons qu’il souffre un peu. On pourrait le ferrer, mais il perdrait son agressivité. Mais bon, ceci dit, s’il n’y avait pas de lâchers ni de corridas, la race des taureaux ibériques disparaîtrait, et ce serait dommage, quand même, non ? Moi, tu vois, je ne mange que de la viande qui vient d’élevages traditionnels, et tu sais quoi ? Je trouve que les corridas, ça représente quand même beaucoup moins de souffrances animales que l’élevage industriel… Tu sais, je suis persuadé que nous, les aficionados, et aussi les chasseurs, au fond on est beaucoup plus écolos que bien des gosses qui râlent contre les corridas mais qui se précipitent au McDonald’s après la manif pour dévorer un hamburger. Nous on connaît les animaux et on les respecte, pour de vrai.

– Oui, peut-être, mais en même temps, quand on aime les bêtes on ne les fait pas souffrir, non ? Au moins, tuer des animaux pour les bouffer, je peux comprendre, mais là, ça ne sert à rien, c’est complètement gratuit. Et en plus vous risquez votre vie. Je ne sais pas, je trouve ça un peu malsain comme relation avec les animaux. Il y a un côté sado-maso que je ne comprends pas…

 

Oh, ce gosse commence à me prendre la tête. J’interviens de but en blanc dans la conversation :

 

– Eh, toi, le gamin ! Ça ne te gêne pas de nous appeler sado-masos, moi et tous les habitants de Ciudad Rodrigo, dans notre propre ville ? Si tu n’aimes pas les taureaux, t’as qu’à pas venir ici.

– Excuse-moi, je ne t’ai pas parlé, à toi, rétorque le jeune avec dédain.

– Mais tu viens de nous traiter de sado-masos ou je ne sais pas quoi, non ?

 

Le Navarrais essaie de calmer le jeu, en m’invitant à m’asseoir et prendre part à la conversation. Le jeune hausse les épaules et me répond, avec un brin d’ironie :

 

– J’ai dit que c’était bizarre comme relation, et que je trouve ça un peu malsain sur les bords. Je n’ai pas dit que vous étiez tous des tarés.

– Tu viens d’où, toi ?

– De Salamanque.

– Et tu bosses ?

– Non, je suis étudiant.

– Je m’en doutais. Alors tu ne peux pas comprendre. Tu n’as aucune responsabilité, tu fumes des joints, et pour toi tout est cool dans la vie… Mais nous, on a du stress qui s’accumule, on bosse, on a des gosses, ça nous fait le plus grand bien ce genre de frisson. Ça aide à décharger l’adrénaline, c’est comme le saut à l’élastique ou le parapente, mais c’est gratuit et puis c‘est une tradition. C’est beau de faire vivre les traditions, non ?

– Mais si vous avez tant besoin de frissons, pourquoi vous ne faites pas des trucs utiles ? Pour réclamer vos droits, par exemple. Je ne sais pas, moi, tu occupes la succursale d’une banque, tu t’engages pour aller sauver des réfugiés en pleine mer, tu t’opposes aux flics qui veulent expulser des vieillards de leurs maisons. Ce ne sont pas les causes qui manquent !

– Mais non, c’est beaucoup plus beau quand c’est inutile ! réplique le Navarrais en s’esclaffant.

 

Je décide de lui river le clou, à ce morveux :

 

– Mais moi, tu vois, changer le monde je m’en contrefous. Le monde me traite comme un chien, alors je ne vois pas pourquoi je vais risquer ma peau pour lui. Ça se voit que tu ne bosses pas, toi. Tu crois que c’est facile de se révolter contre les patrons, contre les banquiers, contre toute cette merde ? Non seulement ça ne sert à rien, mais en plus si tu le fais, c’est le pot de terre contre le pot de fer, tu t’en prends plein la gueule… Sérieux, moi, je préfère passer mes nerfs sur les taureaux plutôt que sur les puissants. Au moins j’ai une chance de m’en sortir. J’ai beau aimer le risque, je ne suis pas non plus suicidaire…

 

Après vingt-quatre heures de fête non-stop, j’ai du mal à argumenter. Le jeune écrase son mégot de pétard, et sourit, narquois. Pourvu qu’il ferme sa gueule, je n’ai aucune envie de continuer cette discussion, je suis là pour m’amuser, pas pour me justifier… Mais non, le voilà qui continue :

 

– Je ne sais pas, mais j’ai l’impression que votre argument c’est que comme le monde est violent alors moi aussi, je le suis, mais je cherche un plus faible que moi, je martyrise un pauvre animal parce que les humains m’en font baver. Ça me fait un peu penser à ces gars qui se font humilier au boulot et qui se vengent sur leur femme en leur filant une trempe, une fois qu’ils rentrent à la maison.

 

En écoutant ça, mon sang ne fait qu’un tour. Je hurle :

 

– Qu’est-ce que t’as dit, que les mecs qui aiment la corrida, ils cognent sur leurs femmes ? C’est ça que tu dis ? Retire ça tout de suite, mec, sinon…

 

Le gosse s’insurge :

 

– Eh, papi ! Je ne te permets pas de me gueuler dessus ! Vas-y dégage, tu ne sais pas discuter, si tu as l’alcool mauvais, va cuver ailleurs !

 

Sans crier gare, je lui ai collé mon poing dans la gueule, de toutes mes forces, avec toute ma hargne. Le gamin se relève et se rue sur moi, mais j’anticipe sa réaction et le projette de toutes mes forces contre le sol. Je lui balance encore deux uppercuts, en plein dans sa tronche de merdeux. Je viens de lui péter le nez, mais ça ne me suffit pas, le sang appelle le sang et je suis complètement hors de tout contrôle. Heureusement que le Navarrais est là, il retient mon bras et appelle à l’aide. Plusieurs clients sortent du bar, ils se mettent à quatre ou cinq pour me maîtriser. Ensuite, les flics arrivent. Sirène, menottes, fourgon… Je prends un grand coup de matraque dans le dos et je m’écroule.

 

J’ai dormi plus de douze heures dans le commissariat. Santi est passé me chercher. Il me dit que c’est la dernière fois qu’il parle avec moi, que notre amitié est bel et bien finie. C’était mon dernier pote et je viens de le perdre… Il est au courant pour la baffe que j’ai donnée à Inma, il y a trois mois. Cette nouvelle bagarre dans le bar va s’ajouter à mon casier judiciaire, je n’aurai pas le droit de voir mes gosses, maintenant c’est sûr… Je pleure à chaudes larmes, comme une mauviette. Je ne suis qu’une merde, un animal sans cervelle, un lâche qui fonce à l’instinct et s’acharne sur les plus faibles. Oui, exactement comme ces taureaux, humiliés, apeurés, capables de défoncer n’importe qui, au hasard. Mais le taureau n’est pas violent, c’est un herbivore, pas un prédateur. Dans les champs, quand personne ne vient l’emmerder, il n’est absolument pas dangereux. Je rentre à la maison, enfin, la petite piaule exiguë qui me sert de logement depuis que j’ai déménagé. Je m’allonge sur mon lit. J’essaie de penser à quelque chose de beau, d’harmonieux, pour calmer mes nerfs. Je revois ce taureau que j’ai caressé hier, dans la rue Madrid. Je l’imagine aujourd’hui, il doit être retourné dans les prés. Les taureaux qui ont été lâchés dans une ville n’entrent jamais dans une arène. Comme quoi, il a peut-être passé un sale quart d’heure hier matin, mais il a eu de la chance, fini de bosser pour lui. Maintenant, il va pouvoir gambader tout le reste de sa vie, baiser des vaches, ruminer ses pissenlits peinard, et mourir vieux. La grande vie l’attend… Salut l’ami taureau, profites-en bien surtout. Nous, les humains, c’est tous les jours qu’on est dans l’arène, tous les jours que des connards essaient de nous toréer. Tiens, moi, dès demain, je repars au combat… Rien que d’y penser, j’ai déjà la rage.

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