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Vie et mort

du soleil.

Ce texte a été publié en 2003 dans l'ouvrage collectif "contes du monde", aux éditions du Riez.

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Au cours de longues années de règne, Rhissi avait maintenu son peuple dans l’abondance et avait réussi à le protéger des assauts du grand fauve de feu. Par malheur, un jour, le roi du ciel, jaloux de la puissance du roi des hommes, décida de démontrer sa force. Pris de furie subite, il se mit à galoper dans le désert pour soulever derrière lui un gigantesque nuage de mort chargé de sables lourds, de graviers comme des poignards, de scorpions et de cendres ; puis il freina sa course et projeta d’un coup de queue le sirocco contre le village des Toucouleurs.



La rafale fut brève et meurtrière, et lorsque la fumée se dissipa fut dévoilée aux hommes toute l’étendue du désastre. Le vent avait percé les outres, volé le feu, emporté abris, épices et vivres. Çà et là gisaient les cadavres des hommes et du bétail, éventrés par le vent, ensevelis par le sable. Il ne restait guère que quelques dizaines de survivants, que Rhissi avait abrité pendant la tempête dans les plis de son large manteau de zébu.



L’affront du soleil réclamait vengeance. Le roi des Toucouleurs, après avoir passé la nuit seul en compagnie des morts, pour veiller sur leurs âmes et chasser les esprits maléfiques, décida de partir dès l’aube suivante. Il s’empara de son long poignard d’os, de ses sagaies, de sa lance d’ébène et de son bouclier en cuir de rhinocéros, et s’en fut sans un adieu en direction du soleil levant.


Rhissi chemina dans le désert, pour atteindre vers midi le point le plus chaud de tout le Sahara, un cirque de dunes brûlantes où, disait-on, les ombres s’évaporaient et les insectes s’enflammaient. Le guerrier s’allongea dans un creux de la dune, sur l’arène de braises. Il savait que le grand prédateur ne daignait descendre de son piédestal qu'au moment le plus propice, pour porter le coup de grâce à ses victimes moribondes, aussi Rhissi décida d'attendre, immobile, sans boire ni manger. Il attendit sept fois sept jours, mais cela ne suffit pas à l’affaiblir. Il décida donc de se blesser lui-même. Il transperça sa peau par douze fois avec ses flèches, puis il voulut se tenir debout pour voir la mort en face, mais il n’en trouva pas la force, alors il se mit à genoux, un bras enroulé à sa lance, l’autre soutenu par son bouclier planté dans l'arène maculée de son sang.

 

Une nuée de vautours apparut dans le ciel pour annoncer l'arrivée de sa majesté le lion, roi des charognards. Soudain, un rayon aveugla le héros, car personne, ni homme ni Dieu ne put ni ne pourra regarder le soleil en face. Mais Rhissi, les yeux clos, sut entendre le pas feutré du félin sur le sable, qui s’approchait de lui. Le guerrier sentit ses cheveux grésiller, ses sangs bouillir, une langue de lave lui pourlécher l’échine. Le lion était en train de goûter à sa proie en lapant les plaies du héros, et à en juger par son ronronnement infernal, il semblait se délecter fort de ce met de choix.



Puis tout alla très vite : le lion ouvrit grand sa gueule pour avaler sa proie, mais Rhissi, regroupant ses forces, tira son poignard de son pagne et le plongea au plus profond de la gorge béante de l’animal. Une courte lutte s’ensuivit, et le lion soudain flancha, la jugulaire tranchée depuis l’intérieur de son cou.



C'est alors que Rhissi comprit enfin la conséquence de son acte. Le lion s’était éteint et avec lui s’était éteint le soleil, et désormais la nuit recouvrait le désert. Rhissi, apeuré, rebroussa chemin parmi les ombres en traînant son corps agonisant dans la nuit. Il parvint à grand peine à retrouver le campement de son cher peuple.


Hélas, les Toucouleurs ne l’accueillirent pas en héros. Bien au contraire, ils le couvrirent d'injures, de coups et de crachats.



« Maudit sois-tu, Rhissi, disaient-ils. Tu nous as trahis. Tu as commis l’irréparable, tu as tué le soleil. Et maintenant nous vivrons dans la nuit pour toujours. Jamais plus nous ne trouverons nos pistes dans le désert, jamais plus une plante ne poussera dans les oasis, jamais plus nous ne trouverons nos troupeaux égarés. Et nous mourrons de faim, de froid, de peur. Tout ça, par ta faute. Vas-t’en, loin d'ici. Tu es l’ennemi de notre peuple ! »


Et c’est ainsi que les Toucouleurs bannirent l’ancien roi jadis adulé, et le laissèrent à moitié mort, condamné à l’errance éternelle.



Rhissi vagabonda sans but, au hasard des ténèbres. D’étranges sentiments autrefois inconnus s’emparaient de lui : la colère, la peine, la repentance. On raconte que, déchiré par le désarroi du monde, après avoir longuement marché, il s’arrêta au milieu du désert, et éclata en sanglots ; et qu'il pleura tant et si bien que ses larmes donnèrent naissance au Nil. Et l'on raconte aussi qu'après avoir tant pleuré, il se ressaisit. Il s'accroupit dans le désert, s'empara de deux silex et  les frotta pour allumer un feu. Il alimenta la flamme avec sa tunique, et la fumée qui s’échappa du foyer prit la forme d’un papillon blanc. Alors Rhissi pensa aux hommes qui en vain cherchent à se vêtir pour échapper à leur condition animale, comme les vers tissent leur cocon pour effectuer leur chrysalide.



Puis Rhissi jeta ses armes dans le foyer. Une épaisse fumée noire en forme de serpent s’en dégagea et rampa au sol. Et Rhissi songea alors à l'absurdité de la guerre.



Enfin, Rhissi, nu et dépouillé de tout espoir, avança à son tour dans le foyer. Les flammes s’emparèrent de lui et le débarrassèrent de son enveloppe charnelle. Son âme s’envola légère dans les airs, resplendissante, et vola jusqu’au plus haut de la voûte étoilée. La lumière revint, inondant chaque repli du monde. Papa Rhissi, en s’immolant avait ressuscité le soleil.



Je vous prie de croire que lorsque me parvint cette histoire, je demeurai perplexe. Quelle était donc la morale de ce conte? J'interrogeai le vieil Africain qui me l'avait transmis, et il me dit alors:

 

« Ami, d'après toi, pourquoi pleura Rhissi ?

-Parce que son peuple l'avait trahi, répondis-je après une courte hésitation.

-Non mon ami, Rhissi a commencé à pleurer longtemps après avoir été banni

- Alors, c'est parce qu'il allait mourir.

-Non mon ami, les braves n'ont pas peur de la mort. En réalité, Rhissi s'est mis à pleurer en comprenant qu'il devait remplacer le soleil et devenir le nouveau prédateur, que la nature est cruelle, mais qu'il serait insensé de vouloir la changer ».

Il m'est parvenu récemment, de la bouche d'un vieil Africain, une bien étrange histoire.

 

Il y avait jadis, au tout début des temps, dans le désert du Sahara, une tribu nomade que bien plus tard les Portugais appelèrent les Toucouleurs*. Ce peuple croyait que le soleil était un lion gigantesque qui rôdait dans le ciel en y guettant ses proies. Au moment fatidique, il sautait sur elles et les dévorait, puis rejoignait d’un bond le firmament, et ne laissait derrière lui que des carcasses en pâture aux charognards. Sa crinière de flammes balayait les dunes, ses griffes fendaient les rochers pour les réduire en sable et ses crocs étaient plus acérés que le plus savant des alliages.

Or un jour naquit Papa Rhissi, le père du peuple des Toucouleurs. Des générations et des générations de conteurs ont chanté ses hauts faits, mais tel n’est pas ici notre propos. Sachez seulement que nul homme –mais s'agissait-il vraiment d'un homme ?- n’a jamais pu ni ne pourra égaler son courage et sa sagesse. Mais voici le récit de son ultime exploit : comment Rhissi tua le soleil et le remplaça.

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