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Chapitre 4: HYPERNATIONS EUROPÉENNES, du 15 mai au 6 juin 2222.

1

 

« Le président

Qui vend du vent

À votre avis

Est-il en vie ?

Le président

Qui vend du vent

N’est plus vivant

Depuis longtemps ! »

 

Tao adore cette chanson de smashing-slam écoutée à Paris-Valois, à tel point qu’il l’a apprise par cœur en Français dans le texte. Et quand il a enfin compris, au bout d’une semaine, qu’elle traitait de son père, elle lui a encore plus plu. Depuis, il n’arrête pas de la fredonner.

Cela fait déjà trois semaines qu’il séjourne dans les hypernations avec son compagnon Aldous, et il ne regrette absolument pas son choix. Ce sont sans nul conteste les vacances les plus exaltantes, les plus fantastiques et les plus exotiques de sa courte existence.

Ce qui l’a le plus marqué, en arrivant, ce sont les faciès. Les gens ont des gros nez, des ventres proéminents, des yeux globuleux, des oreilles décollées, il y a des petits, des gros, des maigres… Au Winland, beaucoup plus évolué technologiquement, tous les embryons sont sélectionnés avant la fécondation, et du coup les traits physiques des individus sont standardisés, ainsi que les tailles, autour d’1 mètre 90 pour les filles et de 2 mètres 10 pour les garçons, tandis que les défauts physiques sont effacés dès la naissance par une chirurgie esthético-génique de pointe, efficace à 100%. Au Winland, tout le monde est beau, grand, svelte et en parfaite santé, seule la couleur de la peau offre un peu de variété entre les personnes. Dans les hypernations européennes, en revanche, il y a moins de wincoins, et surtout, l’eugénisme, considérée comme un bienfait au Winland, se heurte à la morale judéo-christo-musulmane et à la bioéthique athée, encore ancrées dans les mentalités. Il n’y a pas à proprement parler de sélection embryonnaire, on se contente de rejeter les chromosomes les plus déficients, d’empêcher les principales tares génétiques et c’est tout, le reste est laissé au hasard.

Au début, bien sûr, Tao s’est senti rebuté, comme tous les touristes Winlandais avant lui. Tous ces visages adipeux, ridés et difformes qui le frôlaient presque, et puis cette constante impression de manque d’espace, de foule oppressante… Les toits translucides, en Europe, couvrent des surfaces ridicules, une centaine de mètres au maximum, alors qu’en Australie ou dans les « Hyper-States » ils peuvent atteindre des dizaines de kilomètres carrés et sont beaucoup mieux oxygénés. On est toujours à l’étroit en Eurafrique, ça sent la sueur et les fluides corporels, on se fait bousculer… Et puis on doit très souvent se déplacer à pied. Tao a failli renoncer, dès le deuxième jour, quand sa randonnée dans la City of London lui a causé une ampoule au pied, et qu’il ne trouvait nulle part dans l’hypernation de patch retro-cicatrisant. Mais le soir même, Aldous l’a traîné dans un Pub d’Hyper-Scotland, et dès lors sa vision de l’Eurafrique a diamétralement changé. Tao a bu de la bière organique, sauté pendant toute la nuit sur de la musique en direct interprétée par de vrais musiciens, et pris un plaisir fou à jouer des coudes avec les autres clients et danser joue contre joue avec les filles. En recevant le contenu de toute une pinte de Lager sur sa tunique immaculée, il s’est mis à rire à gorge déployée dans le local noir de monde, puis il a rencontré Tina. Une fille peut-être mignonne pour les hypernationaux grands-bretons, mais franchement hideuse selon les critères du Winland. Et pourtant, avec elle, ce fut le coït le plus incroyable que Tao n’avait jamais expérimenté. Une vraie révélation.

Le lendemain matin, le jeune Winlandais avait mal au crâne. Il n’avait jamais bu d’alcool et ne savait pas que c’était aussi traître, l’euphorisant jasmin ne laisse aucune trace, lui, quand son effet s’achève. Mais mis à part cette monumentale gueule de bois, il se sentait surtout très confus. Tout en prenant son petit déjeuner à la terrasse du « resort », il regardait les filles passer, et se rendit alors compte que la laideur l’attirait. Il se demanda, un temps, si ce n’était pas une réaction perverse, voire morbide, d’aimer les fesses cellulitiques ou les visages asymétriques, mais, au fond de lui, il savait que c’était un sentiment beaucoup plus complexe, l’imperfection conférait aux êtres une certaine vulnérabilité troublante, l’irrégularité des traits rendait chaque visage unique. La laideur était belle, il découvrait, ébahi, ce grand paradoxe. Le premier d’une longue liste, car depuis ce jour, Tao n’a cessé de remettre en cause, une par une, toutes les vérités du Winland, qu’il croyait absolues. Au-delà des monuments extraordinaires du vieux continent et des curiosités locales, il découvre une humanité différente, plus naturelle, plus variée aussi. Au Winland, personne n’ose se fâcher, flirter ou rire en public, encore moins parler avec des inconnus, tandis qu’en Eurafrique, tout semble possible, l’aventure est au coin de la rue. Dès que les gens connaissent sa nationalité, ils nouent aussitôt le contact et l’invitent à boire un verre, toujours souriants.

 

Le seul problème, c’est Aldous, son compagnon. Au Winland, c’était un garçon excentrique, anticonformiste, un rien nihiliste et pédant, mais plutôt sympathique, et ses élucubrations philosophico-scientifiques faisaient souvent rire Tao, mais ici, ses mêmes discours deviennent pénibles, et ses extravagances, de plus en plus malsaines.

 

Le vingtième jour du séjour, devant un « capuccino con vero latte », sur une terrasse de l’hypernation Roma-Capitolio, la discussion dégénère. Aldous se met à déblatérer, sur son habituel ton docte et prétentieux:  

 

« Tu te rends compte, Tao, qu’il y a moins de différences entre l’homo sapiens et l’homme de néanderthal qu’entre nous et les hyper-européens ? C’est une donnée scientifique : après plus de 100 ans de sélection génétique, les Winlandais, on est devenus une nouvelle espèce d’hommes, je ne sais pas comment l’appeler, « surhommes », ou « hyper-sapiens », par exemple.  

- Ah oui, parce que les autres, ce sont des sous-hommes ? Riposte Tao, du tac au tac, habitué aux divagations intellectuelles de son compagnon de voyage.

- Pas des sous-hommes, mais juste des sapiens. Scientifiquement, c’est déjà une sous-espèce. Et je te parle des hypernationaux européens, pour les nationaux et les parias c’est encore plus évident. Tu sais qu’une paria et un Winlandais ne pourraient pas se reproduire en milieu naturel ? C’est le même cas de figure qu’entre les sapiens et les néanderthaux, pendant la préhistoire. Les néanderthaux étaient moins intelligents et en plus, ils sont devenus stériles. A la fin, les sapiens ont gagné. Avoue qu’il y a des similitudes avec les parias et les Winlandais.

- Oh, Aldous, tu confonds tout, ça n’a rien à voir, répond Tao indigné. On est tous des humains, jusqu’à preuve du contraire. Et puis je te signale que nous aussi on est stériles. Si on n’avait pas recours aux programmes de fertilité, la moitié d’entre nous ne pourrait pas procréer. La fertilité, c’est à cause de l’abus d’OGM pendant les deux siècles derniers, tu devrais le savoir.

- Oui, je le sais, et alors ? rétorque Aldous avec un petit sourire ironique.

- Et alors, ton espèce de théorie évolutive néo-Galtonienne, elle ne tient pas debout. En plus, pour savoir si un Winlandais et une paria peuvent se reproduire, il faudrait déjà qu’ils se rencontrent. Et ça, ce n’est pas gagné, tu ne crois pas ? 

- Oui, c’est sûr. N’empêche que nous, on est peut-être stériles, mais on s’en fout complètement. Et tu sais pourquoi ? Parce que nous, au Winland, on a transcendé la nature. On n’a plus besoin de baiser pour se reproduire, on n’a plus besoin de plantes, on ne dépend plus de la nature, on a l’agriculture synthétique et on est devenus végétariens. On n’est même plus sur la chaîne alimentaire, pas comme ces hommes des hypernations qui mangent encore de la viande et sont restés coincés dans le cycle animal. Tu te rends compte Tao ? On s’est libérés de nos servitudes terrestres, on n’a plus besoin d’eau, une seule goutte nous permet de cloner des milliers de litres, on peut fabriquer de l’oxygène artificiel n’importe où dans l’espace. On peut vivre 200 ans, il ne nous reste plus qu’à apprendre à supprimer le gène du vieillissement, et crois-moi, ça ne va pas tarder, on va connaître ça de notre vivant, Tao. On deviendra enfin des « Homo deus », des Hommes Dieux, quoi.

- Des hommes dieux ! Ce qu’il ne faut pas entendre ! Sérieux, je me demande pourquoi tu es venu dans les hypernations si tu méprises tant ces gens.

- Mais je ne les méprise pas, s’insurge Aldous. J’adore aussi visiter les réserves animalières, et je ne méprise pas les animaux si je dis que ce sont des espèces différentes, n’est-ce pas ? Ici, on est dans un parc de primitifs, c’est encore mieux, on se ressemble tellement qu’on peut communiquer avec eux, et vivre sans trop de risque d’authentiques expériences de sauvages. Tu parles si ça me plait !

-Tu sais quoi ? Je ne te supporte plus. Au revoir.»

 

 

  

4.2

A ces mots, Tao, écœuré, part de la terrasse sans finir son café et rentre seul au « resort ». À peine arrivé, il appelle sa mère et Moon, qui vient de sortir de l’hôpital. Sa sœur a fait quatre anémies coup sur coup après l’incident dans la navette qui les menait au Dakota, il y a trois mois, et elle est restée pendant tout ce temps en observation dans une clinique de Wilpena Pound. Après l’appel, Tao dîne dans sa suite, un hamburger aux algues et un milksoja-shake, ce soir il n’a pas l’humeur de goûter les bizarreries européennes. Ensuite, il s’endort en visionnant un holo-reportage de « All Humans » sur les inondations dans la plaine du Gange, particulièrement rébarbatif. 

Au beau milieu de la nuit, Aldous fait irruption dans sa suite, complètement ivre, en compagnie d’une prostituée nationale qu’il a dénichée sur le check-point de la Voie Appienne. Elle est absolument repoussante, avec des dents mal plantées et des veines bleues apparentes qui strient ses joues et sa gorge, signe caractéristique des intoxications par inhalation de gaz irradié.

 

« Tiens, je te l’ai ramenée exprès pour toi, toi qui aimes les moches. Franchement, regarde cette femelle, et compare-la avec les filles de chez nous. Et encore, elle, c’est une nationale,  imagine une pute paria ! Non, c’est clair, eux et nous, on n’est pas de la même espèce… Ceci en est la preuve scientifique. »

 

La fille sourit de toutes ses dents déchaussées, elle ne comprend pas un traître mot d’interglish, manifestement. Tao propose de la payer, mais elle ne veut pas de wincoins, juste des italo-creditos. Il lui offre alors ses visières de soleil, la meilleure marque optique du Winland, évidemment elle accepte et part sans demander son reste. Puis le jeune homme se retourne pour sermonner Aldous, mais ce dernier s’est réfugié dans le SAS d’hygiénisation corporelle, pour vomir son « Chianti light», avant de s’allonger sur un polybloc de la suite et se mettre à pleurer comme un gosse.

 

« M’en veux pas, Tao, tu sais, je suis super-mature, des fois j’oublie que les gens ont d’autres types de réactions, moins cérébrales.»

 

Tao hausse les épaules en entendant pour la énième fois cet argument de la super-maturité, prétendument responsable de son manque total d’empathie et de ses désordres psychiques. Effectivement, Aldous est né au bout de 12 mois de gestation, mais cela ne provoque absolument aucun type de lésion cérébrale, pour peu que la clinique agrandisse correctement le placenta synthétique et oxygène bien l’embryon, Tao l’a vérifié. Par contre, il comprend parfaitement le trauma qu’a pu représenter pour Aldous le fait d’apprendre, vers l’âge de 13 ans, les raisons de sa naissance tardive. Ses parents étaient partis faire un trekking en Alaska en oubliant allègrement leur embryon et sans payer les dernières traites de la clinique « Full Health », ce qui avait retardé 3 mois sa sortie du tube gestationnel.

 

Depuis, Aldous est devenu un adolescent asocial et tourmenté. Il a même connu une phase de suicide-addiction, vers les 18 ans, qui lui valut de perdre 5 points de nationalité. Une par suicide reconnu, mais le gosse a souffert au moins une dizaine de morts supplémentaires, maquillées en accident. Mourir, c’est la plus douce des drogues, à ce qu’il parait, un trip tellement fascinant que la plupart de ceux qui l’ont essayé cherchent à tout prix à renouveler l’expérience. Depuis qu’il y a 25 ans les cliniques du Winland proposent à leurs patients de pratiquer la réactivation des neurones éteintes et les résurrections partielles, c’est devenu un véritable fléau pour la jeunesse : malgré la pénalisation, chaque année un nombre accru d’ados provoque sa propre mort cérébrale, pour se faire réanimer 24 heures plus tard, dans le but de connaître la délicieuse expérience du décès, mille fois plus jouissive et relaxante que le sexe, d’après ce qu’ils affirment. Tao n’a jamais aimé cette pratique, ses camarades qui ont abusé de la mort sont tous devenus sombres et taciturnes, avec des idées fixes et plus aucun goût pour rien. Comme Aldous.

 

Tao décide de lui pardonner, après une longue discussion, mais il lui fait promettre de changer d’attitude vis à vis des natifs des hypernations. Depuis le début des vacances Aldous se comporte avec eux comme les seigneurs autrefois se comportaient avec leurs domestiques, avec arrogance et mépris. Et le pire, c’est que son soi-disant ami agit de la sorte moins par conviction personnelle que pour mettre Tao, toujours si timide et poli, dans de terribles situations d’embarras. Par pure méchanceté. Aldous l’admet mais tente de se justifier :

 

«Oui, tu as raison, j’ai peut-être un peu exagéré avec mes histoires d’êtres supérieurs. Mais c’est de ta faute aussi ! Depuis que tu es là, tu trouves que tout est beau, tout est merveilleux, tous les hommes sont égaux et les Hypernationaux sont tellement gentils, de pauvres petites victimes des préjugés Winlandais… C’est d’une niaiserie ! Les Hypernationaux, au fond, ils sont comme nous, sauf qu’ils sont beaucoup plus pauvres, et ils ne rêvent que de nous imiter. Ce ne sont pas du tout les victimes que tu crois, tu as l’air d’oublier qu’ils sont l’élite de leur territoire, et qu’en-dessous d’eux il y a toute la masse des nationaux, et encore en dessous il y a les apatrides. Et que chez les apatrides, il y a aussi des maîtres et des esclaves. Tu vois, c’est la grande chaîne de l’humanité depuis le début des temps, il y a des super-prédateurs, des charognards, des proies, et ça, ça ne changera jamais, Tao. Avant l’homme blanc dominait le noir, et maintenant, le Winlandais multicolore domine les Sapiens. C’est la loi de la nature. »

 

Tao fronce le sourcil en l’écoutant. Depuis qu’il est arrivé en Eurafrique, il ne s’est pas rappelé une seule seconde qu’il existait, aux portes des hypernations, un autre espace encore plus pauvre, pourtant peuplé par la majorité des habitants de la planète, et un inframonde encore au-dessous, celui des parias. Il réalise, tout à coup, à quel point il se trouve au sommet de cette fameuse pyramide de l’espèce humaine si chère à Aldous.

 

« C’est permis pour un Winlandais d’aller en zone nationale ?, lance-t-il  soudain, sans réfléchir.   

 

- Oui, bien sûr, il est libre d’aller où il veut, en zone nationale et même dans les « No man’s land » s’il en a envie. 

 

- Sûr ? Alors pourquoi il y a partout des check-points qui te barrent la route ?

 

- Oui, évidemment, il y a des check-points, mais nous, on peut les passer sans aucun problème. Ce sont les nationaux qui ne peuvent pas les franchir, ces check-point, pour pénétrer librement dans les hypernations. Et heureusement qu’elle existe, cette frontière entre classes sociales, sinon, ce serait l’invasion des hypernations par les nationaux, et pire encore, par les hordes parias, tu comprends ? Tout le monde veut accéder au réseau hypermind, à la sécurité, aux soins, à l’oxygène, à l’eau pure, à la bonne bouffe… Et ça, ce n’est pas possible, il n’y a pas assez pour tout le monde. Mais rassure-toi, toi tu es Winlandais, tu es du bon côté de la barrière, et tu as pratiquement tous les droits.

 

- Qu’est-ce que t’en penses ? On y va ?, demande Tao, surexcité.

 

- Hé là, une seconde ! Je ne sais pas si tu te rends compte de ce qu’est réellement, la zone nationale. Tu te souviens de l’holo-game d’« Arthurian Paladin » ? Et bien, l’Eurafrique, c’est pareil. Les hypernations, ce sont les châteaux-forts. Tu es en sécurité, tu peux te ravitailler,  parler aux gens, acheter ton équipement et te télé-transporter vers n’importe quel autre château de la carte, par contre, si tu franchis le pont-levis, c’est l’aventure qui commence pour de vrai. Des marais pestilentiels, des cités en ruines, des zombis mutants ou des barbares qui t’attaquent.

 

- Oh, tu exagères un peu, tu ne crois pas ?

 

- Bien entendu que j’exagère. Mais c’est pour que tu comprennes à quel point c’est dangereux. S’il nous arrive un problème, on n’a pas le réseau hypermind pour appeler les urgences. En plus je ne sais absolument pas vont nous recevoir les nationaux. Je ne suis pas du tout sûr qu’ils apprécient beaucoup les Winlandais.

 

- Ah bon, pourquoi ? Il n’y a pas de raison… On ne leur a rien fait, pourtant.  

 

- « On ne leur a rien fait »…Ce que tu peux être naïf !

 

- Et pourquoi les gens seraient méchants avec nous? Leur réaction, tu n’en sais rien du tout, tu n’y es jamais allé non plus, dans les zones nationales, que je sache.

 

- Non, c’est vrai.

 

Après quelques secondes de silence, Tao se met à rire à gorge déployée.

« Qu’est-ce qui t’arrive ?, s’enquiert Aldous, intrigué.

 

- Tu te rends compte que ça fait trois semaines qu’on est en train de jouer à « Arthurian Paladin » « In Real Life », et qu’on n’a pas encore été foutus de sortir du château ! Qu’est-ce qu’on est trouillards !»   

 

Aldous, répond, amusé :

 

« Tiens, c’est vrai, ça. De vraies poules mouillées ! Allez, c’est d’accord, je suis partant pour la nouvelle expérience.

 

-  Génial !, s’exclame Tao, ravi. Mais hors de question de faire le moindre scandale ou commentaire déplacé, OK ? On est là simplement pour regarder, on ne va rien acheter ni consommer, juste faire un petit tour et revenir.

 

- C’est promis, mec.»

 

Les deux amis se serrent la main pour sceller le pacte.

4.3

Le jour suivant, ils établissent une stratégie pour visiter la zone nationale. Ils cherchent une station européenne qui possède un poste frontière franchissable à pied, l’idée de conduire manuellement dans les blocs nationaux les effraie et surtout, ils ont peur qu’on leur vole leur navette. En marchant, ils pourront avancer plus progressivement et revenir rapidement sur leur pas, au cas où les choses dégénèreraient. Ils choisissent « Alhambra Andalusy », une des plus petites zones hypernationales d’Europe, à l’extrême Sud-Ouest du vieux continent. La station est de couleur jaune, justement à cause de ce type de check-point qui, selon le Winland, garantit moins bien la sécurité. Mais pour eux deux, c’est le contraire, ils ont l’impression d’encourir moins de risques de cette façon.  

 

Le lendemain matin, ils débarquent dans la fameuse hypernation. Il fait une température extérieure de 44ºC, que les toits oxygénés arrivent péniblement à faire descendre à 35. La semaine dernière, d’après le pass-accueil de la gare multinavettes, une tempête cyclonique a dévasté l’Andalousie orientale, mais sans parvenir à dissiper la canicule. Les deux touristes indiquent au groom-coolie du resort la manière dont ils veulent que leurs affaires soient rangées dans leur suite, puis ils passent par le SAS d’hygiène corporelle et le jacuzzi réfrigérant pour réhydrater leurs épidermes.

 

Aldous renonce à la visite de l’hypernation, il a trop bu la veille et veut dormir quelques heures supplémentaires, et du coup, Tao découvre seul « Alhambra Andalusy » ou plus simplement « AL. Andalus », comme le disent les hispano-arabes. La station fait à peine deux kilomètres de long, l’espace est entièrement occupé par les ruines d’une très vieille forteresse arabe surmontée de coupoles et de toits transparents, perchée sur un piton rocheux sur les contreforts de la « Montagne enneigée », qui n’a d’enneigée que le nom, puisque la région n’a plus connu le moindre flocon depuis bien 150 ans. Tao s’extasie en découvrant la cour des lions, chef d’œuvre de l’architecture mozarabe encore intact après un millénaire, mais il trouve les jardins très décevants, la petite serre japonaise de sa mère est bien plus soignée, les européens sont vraiment en retard en matière de fleuristerie synthétique. Par contre, il demeure bouche bée devant le panorama aperçu depuis les remparts. La médina nationale de Grenade s’étend de façon anarchique, dans les vallées et les collines, jusqu’au bout de l’horizon. Elle est constituée de milliers et de milliers de petits cubes blancs peints à la chaux, parfois couverts d’azulejos, regroupés en blocs qui dépassent rarement les 4 ou 5 étages et dont l’agencement défie les lois de la géométrie. De nombreux cubes, vieux d’au moins un siècle, se sont ratatinés au soleil et ont perdu leur forme carrée, et la médina entière est striée par des passages sinueux, aux tracés irréguliers, d’une étroitesse incroyable qui forment un gigantesque labyrinthe. Hélas, ils sont protégés du soleil par des bâches en chanvre ou en lin synthétique qui empêchent Tao de distinguer la foule qui grouille en dessous.  

 

Tout d’un coup, un chant guttural, reproduit par des milliers d’ampliphones, résonne dans tout le quartier Albaicín, juste en bas de l’Alhambra, relayé aussitôt par une volée de cloches provenant d’autres quartiers, un peu plus loin. Tao, surpris par cette cacophonie soudaine, consulte son pass et apprend qu’il s’agit des différents appels à la prière chez les musulmans et les catholiques. Il obtient aussi d’autres informations sur Grenade. Grâce à sa proximité du détroit de Gibraltar et à sa position géographique privilégiée en altitude, qui lui a permis d’éviter les inondations des deux derniers siècles, la ville n’a cessé de croître pour devenir, ou plutôt redevenir, après un intervalle de mille ans, une des agglomérations nationales les plus importantes du bassin Méditerranéen, avec presque deux millions d’habitants. Selon le « Wikitionnaire » de « All Humans », Grenade a réussi à conserver son autonomie vis-à-vis d’hyper-Ibérie et d’Hyper-Maghreb, c’est une cité-état indépendante depuis 2162, avec sa propre hypernation. Surtout, il s’agit d’un pôle spirituel majeur, la « ville de toutes les croyances », où habitent musulmans, catholiques œcuméniques et  athées, ainsi qu’une importante minorité juive, vivant du commerce avec New-Hebron, l’état Israélien déplacé au Winland après le bombardement atomique de Tel Aviv en l’an 2077. Enfin, les gitans, installés à Grenade depuis le 15ème siècle, possèdent un immense quartier périphérique qui sert de marché pour les parias des alentours, ce qui explique que les chefs des tribus apatrides épargnent généralement la cité au cours de leurs razzias. Pendant des décennies, ce fut un modèle de tolérance spirituelle, hélas la situation s’est dégradée depuis quelques années et les intransigeants gagnent du terrain. La ville est pauvre, très pauvre, et à chaque famine, à chaque assoiffement, les tensions augmentent entre les communautés et les fondamentalismes chrétiens et sunnites font de nouveaux adeptes. Tao découvre, en scrutant attentivement la médina, que certains cubes sont pourvus de tourelles : les différents lieux de culte de la ville. Ils sont tous pareils, mis à part les symboles religieux qui surmontent les édifices, rien ne permet de distinguer une église d’une mosquée ou d’une synagogue, un athénée athée d’un temple œcuménique. Tao a beaucoup de mal à comprendre que les croyances religieuses puissent encore faire couler tant de sang dans le monde, en plein 23ème siècle. Lui, en principe, il est bouddhiste agnostique, mais en réalité, la question ne l’intéresse pas le moindre du monde. 

 

Il continue sa visite, et descend une ruelle extrêmement escarpée qui le mène à une porte arabe. Le check-point de San Pedro, gardé par une cinquantaine de douaniers andalous, et une poignée de « cops » de Winland-Gibraltar venus prêter main forte. L’un d’entre eux, harnaché dans une armure en plastique organique semblable à celle des joueurs de Bloody-ball, s’approche de lui.

 

« Winlandais ?

 

- Non, « Sunrising Thaï », répond Tao, qui n’a aucune envie de dévoiler sa nationalité à ce compatriote.

 

- Sunrising, vraiment ? Ok. Ici, c’est la fin du parcours touristique, monsieur, vous pouvez emprunter les escaliers à votre droite pour retourner au resort ou remonter la calle Real jusqu’aux palais Nazari. »

 

Tao jette un œil par-dessus l’épaule du « cop », mais ne voit rien d’autre qu’une porte coulissante en silicium, qui s’ouvre et se ferme pour laisser passer, un par un, les quelques nationaux qui travaillent dans l’hypernation, en général dans les resorts comme « groom-coolie » ou « sex worker ». Ils sont tous vêtus avec la même panoplie orange reçue au check-point, les effets personnels des nationaux étant rigoureusement prohibés dans les stations hypermind.

 

Tao monte, à grand peine, les escaliers qui le mènent au resort. Il fait une chaleur inouïe et les satanés toits oxygénés d’Eurafrique ne savent pas réfrigérer correctement l’atmosphère.  

 

« Psst…Toi chercher guide ? »

 

Un national, avance vers lui, avec un grand sourire qui va d’une oreille à l’autre. C’est un jeune blond aux yeux bleus, ce qui est plutôt rare dans la région, et vraiment minuscule, à peine 1m75.

 

« Promenade à Granada nacional, Barrio Albaicín, Sacromonte, fiesta flamenco gypsie, olé y olé y vino tinto bueno.”

 

C’est la première fois que Tao entend quelqu’un martyriser autant l’Interglish

« Juste 100 wincoins, promenade une heure »

 

100 wincoins ? Son resort coûte à peine 25 la nuit. Tao refuse la proposition, mais le national insiste.

 

« Winland ?

 

- Non, non, « Sunrising Thaï », répond Tao pour la seconde fois ce matin, tout en faisant signe au petit blond de s’en aller. Mais le national n’a aucune intention de déguerpir aussi tôt.

 

- Sunrising ? Sayonara aligatô. J’aime Sunrising. Pas comme le Winland, le Winland poum poum imperialista, Sunrising Zen, bouddhisme yoga cool…»

 

Le national ne le quitte pas d’une semelle jusqu’à l’entrée du resort.

4.4

Juste en arrivant à l’accueil, Tao interroge son pass sur toutes les offres de visites en zone nationale. L’idée d’avoir un guide ne lui paraît pas mauvaise, mais il veut des garanties, le nain blond de tout à l’heure ne lui a inspiré aucune confiance. Il avait un crucifix au cou, c’était peut-être un intégriste néo-croisé, qui sait. Malheureusement, les visites proposées par l’hypernation sont assez limitées : survoler la médina en navette blindée ou visiter Séville et Cordoue en petits groupes, avec des gardes armés, rien de plus. Tant pis, il faudra s’aventurer seul, songe Tao en entrant dans la suite. En observant Aldous émerger de sa sieste, il se dit que le mensonge sur Sunrising de tout à l’heure sera impossible à répéter : Aldous est un boer du New-Vlaamseland, l’état fédéral du Winland qui a reconstitué la Hollande engloutie, il a les cheveux jaunes presque fluo et la peau plus blanche qu’un kimono d’Aïkido,  impensable de le faire passer pour un Thaï.

 

Après une journée interminable, les deux touristes préparent leurs affaires pour leur expédition. Ils achètent des habits typiques de l’Andalousie, deux djellabahs thermo-isolantes qui leur permettront de passer inaperçus, par contre, ils ne changent pas de masques, ceux d’Eurafrique étant vraiment trop lourds et inesthétiques. Ensuite, ils descendent vers le check point. La température a à peine baissé.

 

Tao sent son cœur battre la chamade en avançant parmi les soldats Winlandais et Hyper-Andalous, au niveau du check-point. Pourtant, il est absolument en règle et c’est son droit le plus légitime de vouloir sortir de la station, mais il ne peut s’empêcher d’appréhender la situation. Au moins, il n’y a qu’une personne avant eux dans la file pour passer la frontière, une « femme à tout faire » du resort, que Tao a déjà vue ce matin. Aldous passe juste après dans le SAS. Cinq minutes plus tard, c’est le tour du jeune Windseller. Au premier contrôle oculaire d’identité, il entend une sirène biper.

« Tao Windseller, veuillez vous diriger immédiatement à la chefferie des douanes, première cloison à droite, s’il vous plait. »

A peine entré dans le bureau, un homme rubicond avec une petite moustache et un nez ridicule, habillé en tunique-uniforme, lui tend la main.

 

« Salam Aleikum, señor Windseller. Je suis Ali García, commissaire en chef de la puerta San Pedro, c’est un immense plaisir de vous recevoir dans mon modeste check-point. Si je puis me permettre mon indiscrétion, que fait une personne comme vous ici ? Pourquoi voulez-vous donc passer cette frontière ?

 

- Je ne vois pas pourquoi je devrais vous le dire, je suis un citoyen libre et j’ai le droit de passer, que je sache, non ?, répond Tao sur un ton farouche.

 

- Oui, bien sûr, et moi j’ai le droit de retenir un  hypernational pour une durée de 4 heures maximum, si j’estime la situation suspecte. Et on peut dire que c’est le cas. Ce n’est pas tous les jours qu’un fils Windseller passe par ici, vous savez.»

 

Le policier, content de sa réplique, sourit en jugeant la mine abattue du jeune homme. Puis il reprend.

 

«J’imagine que dans un cas pareil mon devoir serait d’en référer aux soldats du Winland-Gibraltar juste derrière la porte, et de solliciter auprès d’eux une identification approfondie. Analyse d’échantillon ADN, fouille virtuelle de votre pass hypermind, identification par vos plus proches parents…

 

- Quoi, vous voulez appeler ma mère ?, s’offusque Tao. Mais ça va pas la tête ?

 

- Il y a peut-être moyen d’éviter ça, répond le commissaire, laconique.

 

- Ah oui ? Et comment ? 

 

- Aldous Vanderlinden, c’est votre ami ?

 

- Oui.

 

- Vous vouliez vous encanailler avec lui dans la zone nationale ? Les bars à vins, le THC, le quartier des prostituées parias? C’est ça ?

 

- Non ! proteste énergiquement Tao. On veut juste voir comment vivent les gens, et revenir, rien de plus.

 

- Voir les gens ? Quelle drôle d’idée, répond le gradé en dévisageant le jeune eurasien. Ecoutez, voilà ce que je vous propose : je vous laisse passer la frontière, mais deux de mes hommes vont vous accompagner. C’est plus sûr. D’accord ? »

 

Tao baisse la tête, sceptique, mais l’officier ajoute :

 

« Si vous voulez visiter la nation grenadine, c’est la seule option. Si j’en parle aux « cops » de votre pays, ça mettra 4 heures et vos papa-maman seront forcément au courant. »

 

Tao finit par accepter, du bout des lèvres.

 

« Bien entendu, une heure de service, pour des soldats surentraînés, ça représente un coût pour notre brigade, vous imaginez bien…

 

- Combien ? soupire Tao, qui avait déjà compris où le sergent Ali García voulait en venir.

 

- 2000 wincoins. Pour vous et votre ami pendant une heure.»

 

Vingt fois plus que le petit blond de tout à l’heure… Mais Tao n’a pas le choix. Il demande à son pass de préparer le transfert, et les deux hommes croisent leurs laserpencils pour concrétiser la transaction.

 

Les gardes du corps, deux malabars qui répondent aux noms d’Amadou et d’Amado, entrent dans le bureau. Ils se ressemblent comme deux gouttes d’eaux clonées, ou plutôt comme une icône et son négatif, puisque l’un est aussi blanc que l’autre est noir. Ils conduisent Tao à la sortie du check-point où attend Aldous. Ce dernier n’est pas mécontent de voir apparaître deux hommes armés, cela fait à peine dix minutes qu’il est dehors, et déjà, il est assailli par une cohorte de gamins qui lui réclament des dinars grenadins. Tao, par contre, est extrêmement déçu. Dans les rues qui descendent vers la médina, il voit les nationaux s’écarter de son chemin en apercevant les deux flics juste derrière, qui n’ont pas même pris la peine de retirer leurs uniformes. Impossible de s’imprégner de l’ambiance dans ces conditions, pense-t-il, en réajustant son masque.

 

De toute façon, la balade ne dure pas dix minutes. Après avoir traversé une première placette, ils tombent sur une procession catholique qui leur barre le chemin. Ils se retournent, mais derrière eux, surgis de nulle part, des centaines de contremanifestants wahabites viennent s’opposer aux pénitents. Dans la gigantesque empoignade qui suit, les deux touristes se faufilent entre les capuches des deux croyances pour éviter les coups et parviennent à sortir de la masse. Ils ont perdu Amado et Amadou, restés au milieu de la rixe.

 

Tout à coup un homme se plante devant eux et leur crie :

 

« Venez avec moi, je vais vous mettre à l’abri »

 

Il a la quarantaine, le visage mat et barbu, aussi petit que le reste des nationaux, et porte un gun dans la main. Tao reconnait son uniforme vert pâle, et l’insigne qu’il porte à la poitrine : un condor survolant la constellation de la croix du Sud, le drapeau de la Terre de Feu, et symbole de « All Humans ». Un militant de la branche sanitaire, sans doute. Confiants, ils le suivent dans un dédale de petits passages jusqu’au cœur de la médina, sans comprendre encore que cet homme est en train de les kidnapper.

Chapitre 5. ESTUAIRE DU GUADALQUIVIR, NO MAN'S LAND 

 

 

 

 

5.1

 

D’abord, Darío éprouve un picotement, diffus sous son cuir chevelu, depuis sa nuque jusqu’aux globes oculaires. Puis, au fur et à mesure, la sensation se fait de plus en plus distincte, et il comprend que ce n’est pas une de ses migraines habituelles, d’ailleurs il n’éprouve pas la moindre douleur, plutôt un vif fourmillement à différents points très précis de son cerveau, comme si ses neurones vibraient sous des influx électriques, ou si des centaines de mini-papillons voletaient en même temps dans son crâne.


En ouvrant les yeux il distingue, au dessus de lui, un plafond vert pâle en silicium de mauvaise qualité, au revêtement craquelé. Mais il ne parvient pas à tourner la tête, ni à réaliser le moindre geste. Du coin de l’œil, il discerne son avant-bras d’où part une sonde rouge, et le logo de « All Humans », imprimé sur un coin de drap blanc. Il comprend qu’il se trouve dans un module sanitaire, cela l’apaise un peu, et il réussit à s'assoupir de nouveau, en dépit des bourdonnements de son cerveau.


Il se réveille brusquement. Un homme est en train de l’ausculter. Type Indien ou Pakistanais, moustache poivre et sel, rondouillard, la cinquantaine. Darío ressent toujours ce même vrombissement, si désagréable, dans sa tête. Le visage du docteur disparaît de son champ de vision et il l’entend parler à une tierce personne :


« Encore 24 heures et je connecte son système nerveux et sa locution, et vous pourrez enfin discuter avec lui.


- Très bien. Est-ce qu’il peut nous entendre ? »


Une femme vient de répondre. Dario l’écoute avancer vers son chevet.


« Oui, je pense, répond le docteur, les régions auditives sont réveillées, mais il a toujours les neuro-moustiques que je lui ai implantés dans les autres régions cérébrales, à mon avis, il doit encore être très étourdi. »


La femme approche son visage pour que Darío puisse la voir. Type arabe, la quarantaine, plutôt mignonne. Elle écarte la mèche de son front et lui dit en parfait espagnol, sur un ton serein et avec un large sourire :


« Vous avez entendu, monsieur ? Dans 24 heures vous pourrez parler et bouger. Tout va bien, vous êtes sorti indemne de votre accident. Un peu de patience. »

 

Ce message qui se voulait rassurant provoque au contraire chez Darío une soudaine crise d’angoisse. Dans 24 heures ? Cela fait combien de temps qu’il est neuro-anesthésié ? Il avait dit qu’il reviendrait dans trois jours au campement, sinon… Il pense à son accident, à la tempête, à Michto. Salvatore a-t-il appelé les Chinois ? L’orage a-t-il cessé ? Le docteur et la femme sortent de la pièce sans lui fournir de réponses. Pendant des heures interminables, seul dans la pénombre du module, il torture son esprit pour retrouver le fil de sa pensée rationnelle, mais ces fichus insectes dans sa cervelle l’empêchent de réfléchir, il ne perçoit que des images brèves, des fulgurances, comme si ses cauchemars parasitaient son intellect.

  
Au bout d’une éternité, le docteur entre de nouveau dans le module.


«Bonjour Monsieur. Je vais aspirer les neuro-moustiques de votre cerveau. Pas de panique, vous ne sentirez rien, mis à part peut-être un léger picotement dans votre oreille droite, c’est par là que passe la sonde aspirante.»


L’instant suivant, Darío sent qu’il peut de nouveau tourner le cou, remuer sa main, sentir et parler :


« On est quel jour, toubib ?


- Le 10 août. »


Darío ferme les yeux pour mieux réfléchir. Le 10 août. Il est parti le 4. Six jours, cela fait donc six jours qu’il est là ! Il se redresse pour s’asseoir, et y parvient à grand peine.


« Je dois m’en aller, tout de suite !, s’écrie-t-il.


- Calmez-vous, monsieur. Vous devez rester alité pendant encore 48 heures.  


- Non, je ne peux pas attendre deux jours, désolé, faut que je parte, répond Darío, ulcéré, en essayant d’arracher la sonde de son bras.


- Monsieur, ne m’obligez pas à appeler l’équipe de sécurité, je vous en prie, tranquillisez-vous. Ce n’est pas le genre de la boutique de garder trop longtemps les patients, croyez-moi. Deux jours c’est le strict minimum, alors je vous prie d’obéir gentiment aux consignes et de vous allonger. Si vous ne le faites pas pour votre propre santé, faites-le par respect pour les millions de malades dans le monde qui attendent d’être soignés par « All Humans » pendant que vous, vous bénéficiez gratuitement de nos services hospitaliers. On vous a reconstitué trois côtes et un fémur, on est intervenus sur un trauma cérébral, ça coûte très cher tout ça. Je ne suis pas du tout disposé à gâcher tout cet argent à cause d’un suicidaire. »


Darío le regarde, l’œil mauvais, mais comprend qu’il n’a pas d’autre option que de se coucher. De toutes manières, il n’arriverait pas à marcher tout seul, du moins pour l’instant.


Un peu plus tard, il entend des chuchotements, derrière la porte du module. Il reconnait la voix de la femme entrevue tout à l’heure, qui est en train de parler au docteur :


« Il ne sait pas encore ?


- Non, et franchement, je n’ai pas trop envie de le lui raconter pour l’instant. On ne peut pas dire qu’il soit très coopératif. Et il peut devenir violent assez facilement, j’en ai peur, à en juger les blessures de guerre qu'il a sur le torse.


- Oui, c’est un guerrier, un guerrier trabendiste. Si vous voulez bien, je vais essayer de lui parler.


- Comme vous voudrez. Mais c’est à vos risques et périls. Criez le mot « sécurité » deux fois si vous avez besoin d’aide. »


La porte du module coulisse, la femme s’approche du lit de Darío, et s’adresse à lui, de nouveau en Espagnol : 


« Bonjour monsieur, vous vous appelez ?


- Tito. Tito Darío.  


- Je suis Leila Husein, répond-elle. Darío sent la pression de la main de la femme contre la sienne.


- De quoi vous parliez avec le docteur ? Qu’est-ce que je ne sais pas encore ? Je ne vais pas sortir dans deux jours, comme convenu, c’est ça ?


- Non ce n’est pas ça. Dans 48 heures vous pourrez marcher ou même courir sans aucun problème. Vous ne garderez aucune séquelle de l’accident, c’est juré. Par contre, le docteur Rajiv Gupta souhaite vous soumettre à des examens complémentaires...  


- Ah non, absolument hors de question. Dès que je pourrai tenir sur mes quilles, je déguerpirai d’ici. Le reste, je m’en fous complètement. Alors ne me parlez plus d’examens complémentaires, c’est bien clair ?


- Oui, c’est très clair, mais vous expliquerez ça tout à l’heure au médecin. Moi, je ne fais pas partie de l’équipe sanitaire.  


- Alors qu’est-ce que vous foutez là ? Vous êtes neuropsy, ou quelque chose du genre ?


- Pas du tout. Je suis journaliste pour « All Humans News»


- Journaliste ? Et en quoi ça m’intéresse, moi, de causer avec une journaliste ? Foutez le camp, s’il vous plait.


- Très bien, Monsieur Tito. Mais peut-être que si vous m’expliquez pourquoi vous êtes si pressé de sortir d’ici, je pourrai éventuellement vous aider. »


Darío soupire, puis finit par accepter. Il a toujours eu une certaine sympathie pour les reporters de « All Humans ». Des gens assez courageux pour rester à leur poste au milieu des combats, peu de soi-disant hommes de guerre sont capables d’en faire autant. Il lui raconte tout, sans omettre un détail. La femme écoute attentivement, avant de répondre.


« Ecoutez, Tito. Cela m’intéresserait beaucoup de visiter votre campement de l’autre côté du détroit. Une vingtaine de trabendistes indépendants réunis dans un même village qui ne paie aucun tribut aux seigneurs de guerre parias-sahéliens ni à l’HyperMaghreb, c’est assez rare et digne d’attention. Je vous propose quelque chose : si vous voulez, je vais survoler la zone de votre campement. On verra bien si les abris sont toujours là. Vous pouvez me dire la localisation exacte ?


- Sur le pencil qui est dans mon véhicule, vous trouverez toutes les coordonnées.


- Désolé, Monsieur Tito, mais votre navette est tombée dans les marais irradiés de l’estuaire du Guadalquivir. Impossible d’aller y chercher quoi que ce soit.  


- Il ne reste rien ? Pas même mon gun ?


- Rien. Vous avez eu la chance d’atterrir à moins de 300 mètres d’une base sanitaire de « All Humans », ce qui a permis aux militants de l’organisation de vous sortir in extremis du cockpit, avant que votre engin ne coule complètement dans le lac.    


- Eh Merde ! Tant pis, je peux quand même vous donner des indications assez exactes sur la position du camp. C’est à Oued Laou… »  


Les renseignements semblent suffire à la journaliste, qui promet de partir en reconnaissance dans l’après-midi. Darío l’attend avec impatience. Elle reviendra d’ici deux heures, à ce qu’elle a dit.

 

 

5.2

Leila sort du module, soulagée. L’homme n’a rien voulu écouter, tant mieux, elle ne sait pas si elle aurait eu le courage de lui annoncer la nouvelle : il souffre d’une tumeur cérébrale, à un stade très avancé de la maladie. Il en a pour deux ou trois ans de vie, au grand maximum.  Le cancer est responsable d’environ la moitié des décès chez les parias, fréquemment exposés à des taux de radiations élevés que leurs corps ne peuvent assimiler. Et pourtant, cela fait bien un siècle qu’on sait guérir la maladie, y compris à sa phase  terminale, mais le traitement, à base de clonages et de régénération cellulaire est trop onéreux pour « All Humans » qui manque cruellement de wincoins.

Leila essaie de garder la tête froide : cet homme est condamné, elle doit à tout prix contrôler son affect et rester professionnelle vis-à-vis de cet informateur. Ce ne sera pas facile, car ce « Tito » est loin d’être une brute épaisse sans foi ni loi, comme la majorité des bandits parias. Elle l’a deviné, dès le premier regard, alors qu’il était encore inconscient, en découvrant le dessin tatoué sur son cou: l’étoile de David dans un croissant de lune surmonté d’une croix, le symbole du culte œcuménique. Les chefs parias sont en général intégristes ou néo-païens, quand ils croient en quelque chose. L’Oekumen, par contre, prône la paix et la tolérance, c’est la religion maternelle de Leila qui, bien qu’athée, reste encore très attachée à ses préceptes. Plus qu’elle ne le pense, même, d’après ce que disait Sydney, autrefois. 

La discussion avec Tito a confirmé la première intuition de Leila, malgré les réponses rudes du guerrier, au tout début. Alors que l’homme parlait de la situation de son camp, elle a su le « cuisiner » discrètement, sans qu’il ne s’en rende compte. Dès qu’elle arrive dans l’habitacle minuscule que le docteur Gupta lui a cédé pour installer son bureau, elle dicte à son pencil toutes les informations qu’elle a plu glaner, et qu’elle ne veut pas oublier :

« Tito. Entre 40 et 45 ans, originaire des monts Grazalema près de Cadix, il a voyagé dans toute l’Eurafrique, avant de s’installer comme trabendiste dans la zone du détroit de Gibraltar. Depuis 10 ans, c’est le chef d’un campement semi-nomade, qui passe régulièrement d’un continent à l’autre, qui regroupe une centaine de personnes et près de vingt trabendistes. Une communauté indépendante… Stop. Pause.»

Elle réfléchit. L’homme lui a affirmé que sa communauté était autogérée, que chacun pouvait en partir de son plein gré, et qu’il ne touchait pas au trafic d’esclaves, mais pour cette information, elle manque encore de preuves, même si elle sait, dans son for intérieur, qu’elle est véridique. Ce n’est pas juste de l’intuition, Leila a suivi des stages supérieurs en psychologie expressive et langage corporel, elle sait détecter les mensonges beaucoup mieux qu’une machine. 

« Je continue. Une communauté indépendante, à ce qu’il dit. Tito sait lire et écrire, parle couramment l’Interglish et s’informe régulièrement sur « All Humans news ». Fidèle du culte œcuménique, avec de vraies connaissances en théologie. Intelligent, charismatique, on l’imagine parfaitement comme meneur d’hommes, il aurait même l’étoffe pour devenir un leader paria, un nouveau « Mahatma Mandela King » ou un « Buffalo Khan». Malheureusement, il est atteint d’une tumeur au cerveau, mortelle à très court terme. Une maladie qui, selon le docteur, peut le rendre violent… Stop. Pause. »

Violent… Leila ne l’a pas trouvé violent. Après 10 ans de journalisme, elle a connu des milliers et des milliers de parias, et il lui suffit de les regarder cinq secondes dans le fond des yeux pour découvrir la flamme qui les anime. C’est de l’intuition, pas de la science, certes, mais elle se trompe très rarement. Elle distingue trois types de regard paria, les « flammes éteintes » des résignés, qui sont majorité, les éclairs violents des incendiaires, et le feu de la colère, qu’elle avait une fois, dans un de ses premiers reportages, appelé « feu de Prométhée ». Les hypernationaux confondent les deux termes, violence et colère, mais la violence signifie destruction, tandis que la colère, c’est la vie, c’est la lutte, l’étincelle qui allume le monde. Chez Tito, cette flamme, c’était une véritable fièvre qui brûlait dans ses orbites, et tout particulièrement lorsqu’il parlait de Michto, son fils adoptif. Il fera tout pour le retrouver et ne reculera devant aucun obstacle pour sauver le gamin. C’est la mission qu’il s’est fixée, le trabendiste doit posséder une sorte de code d’honneur personnel qu’il se forcera de suivre jusqu’au bout. Il a affirmé qu’il irait le chercher jusqu’en Chine, si nécessaire, et Leila l’en croit parfaitement capable. Sa détermination est telle à l’égard de ce gosse qu’elle en devient touchante.

Pourvu que le campement soit encore là, à Oued Laou, se dit Leila. La tempête cyclonique n’a duré que cinq jours, il y a peut-être une option. Elle l’espère en tout cas, pour cet homme, et puis, aussi, pour son reportage. Un campement autogéré, ce serait un magnifique début pour l’émission. Montrer la dignité des parias… Et puis, surtout, le personnage de Tito est parfait, il offre une image très différente des clichés habituels sur les « gunners » apatrides. Tito a un gros potentiel médiatique, le public va forcément s’attacher, et lorsque le reportage évoquera sa tumeur, ce sera à coup sûr un moment fort de l’émission. Leila ne veut pas non plus sombrer dans le pathétisme facile, et sait que le cancer n’est pas le thème de son reportage, mais si cette maladie tue un paria sur deux dans le monde, ce n’est pas plus mal de le répéter de temps à autre.

 

Elle finit d’enregistrer sur son pencil le reste des informations sur le trabendiste, puis elle prépare ses affaires pour traverser le détroit. Elle vérifie son matériel visiophonique, le système de capteur de prises de vue aérienne, puis, après hésitation, elle s’empare d’un gun. Elle n’a jamais été fichue d’apprendre à tirer, mais on ne sait jamais, une arme parfois peut être dissuasive. Enfin, elle décolle en direction de l’Afrique. La seule voie autorisée pour changer de continent, c’est de grand axe qui passe près de la base Winland-Gibraltar. Un trajet plus long, mais Leila n’est pas trabendiste, elle se ferait abattre en moins de deux si elle empruntait une route illicite.

 

Tandis qu’elle pilote, elle construit son reportage dans sa tête. D’abord, le campement, le portrait de Tito, ensuite, elle parlera des fournisseurs : le cartel des drogues en Ibérie, les trafiquants d’esclaves Sahéliens, les recéleurs du Bosphore… Elle devra sans doute ouvrir un profil sur « interlope » pour obtenir leur contact. Ce sera la partie la plus dangereuse, sans aucun doute, mais elle disposera de wincoins pour engager des gardes du corps. Après, elle ira fouiner du côté des autorités de l’HyperMaghreb et de l’Hyper-Ibérie, elle sait que la plupart des douaniers sont corrompus, ce ne sera pas trop difficile de grappiller des preuves. Si tout va bien, en un mois elle pourra boucler son travail. A condition de trouver la base de Tito, bien entendu.

Elle survole plusieurs fois Oued Laou. Mais il n’y a plus rien. Le campement a disparu, on peut distinguer une dizaine de traces au sol qui prouvent qu’il y a bien eu des refuges à cet endroit, mais ils ont tous été démontés il y a peu. Elle atterrit pour faire les cent pas sur le site : elle aperçoit, dans une fosse à ordures, à quelques dizaine de mètres du camp, le corps d’un homme, sans doute un trabendiste, abattu par un trait laser. On distingue mal son visage, à moitié grignoté par les insectes. Comme en période de canicule, le processus de putréfaction est extrêmement rapide, la mort ne doit pas remonter à plus de quatre jours. Leila enregistre l’image du cadavre puis elle tombe, en contrebas, sur plusieurs conserves vides, marquées du sceau de l’armée chinoise. Cela prouve que des soldats de l’Empire Populaire sont passés par le camp. Dommage, vraiment dommage, se dit Leila. Ces « milices missionnaires chinoises » qui parcourent le monde en enrôlant des parias, c’est un thème déjà exploité à « All Humans », un phénomène assez inquiétant qui semblerait s’accroître chaque année. Hélas, il n’y aucun moyen de connaître le sort des captifs une fois en Chine. Les frontières de l’Empire sont absolument hermétiques, toutes les données sont brouillées sur tous les réseaux, on ne sait strictement rien sur cette gigantesque zone qui couvre, de l’Oural à L’Himalaya, du détroit de Béring jusqu’à la mer Caspienne, plus de la moitié de l’Asie. Leila réalise un reportage sur les trabendistes, pas sur les Chinois, elle ne peut pas, honnêtement, suivre cette piste.

 

Tant pis pour Tito, pense Leila en reprenant sa navette. Elle va tout de même l’interviewer, mais ce ne sera plus le personnage central de son récit. Elle retourne à la base de « All Humans », en espérant que l’homme ne sait pas encore, pour son cancer. Ce serait inhumain de recevoir deux si mauvaises nouvelles, comme ça, coup sur coup, le même jour. Hélas, c’est le cas, le trabendiste vient d’être informé et pour l’instant, selon le docteur, il est indisposé. Leila en profite pour sauvegarder ses prises de vue dans son bureau, histoire de tuer le temps avant d’aller rendre visite au paria.

5.3

 

Darío pleure des larmes de rage, cloué dans son lit d’hôpital. Il y a quelques minutes, le docteur Gupta est entré dans son module, accompagné d’un garde armé. Il lui a inoculé un sérum paralysant, afin de prévenir ses éventuelles réactions violentes, puis lui a lu son diagnostic, avec un ton monocorde et sans lever une seule fois les yeux de sa tablette-écran. Le paria a écouté sa sentence, sans pouvoir broncher, ni répondre quoi que ce soit.   

 

Le médecin vient de partir et Darío, de nouveau, se retrouve seul dans la pénombre de son module, le corps entièrement paralysé. Dans sa tête résonnent les mots du docteur « Tumeur cérébrale », « Espérance de vie de deux ans». Tout au long de sa vie, il a vu tant de gens décéder et frôlé tant de fois la mort que cette nouvelle menace, si lointaine et intangible, lui paraît irréelle. Après une première réaction de panique, il parvient peu à peu à se rasséréner pour faire le point sur sa nouvelle situation. Demain ou après-demain, il recevra des implants de chimio palliative de « All Humans » qui permettront de freiner momentanément la maladie et d’atténuer ses effets. Il se sentira mieux, avec des migraines moins fréquentes et douloureuses, en tout cas, pendant les 20 premiers mois, lui a affirmé le toubib. Après, la tumeur se réactivera et il pourra souffrir à n’importe quel moment une crise d’épilepsie, un épanchement cérébral ou un accès de paraplégie.

 

Mais Darío ne restera pas les bras croisés en attendant cette échéance. Il sait parfaitement que la chirurgie clonique permet de guérir le cancer, il ne s’agit donc absolument pas d’une fatalité, mais d’une question d’argent. Une opération dans une clinique clandestine doit coûter entre cent et deux cents mille wincoins. Une fortune, mais s’il organise un grand coup, il pourra réunir cette somme. Il ne sait pas encore ce qu’il fera, mais il a presque deux ans pour y réfléchir. Plus de temps qu’il n’en faut pour préparer un coup. En tout cas, il sait qu’il ne va pas se comporter comme un mouton qu’on mène à l’abattoir, il luttera jusqu’au bout pour forcer son destin. Sa sentence n’est pas encore prononcée, et son espérance de vie n’est pas du tout de deux ans. Son espérance, elle est indestructible, elle est éternelle.

 

Ces pensées ont pour effet de le galvaniser. Hélas, il y a autre chose, qui l’angoisse plus encore que sa propre maladie : Où est Michto ? Comment va-t-il ? Darío attend avec impatience le retour de la journaliste. Bientôt, il entend son pas dans le couloir, mais Leila ne s’arrête pas pour entrer dans son module. Mauvais signe, si elle avait retrouvé Michto, elle se serait empressée d’aller le lui dire. Qu’a-t-elle vu à Oued Laou ? Rien ? Les cadavres de ses compagnons ? Mais pourquoi donc n’est-elle pas venue dans sa chambre ? Il veut crier, mais il n’y parvient pas, son corps demeure encore sous anesthésie. Il recommence et continue de crier en silence pendant au moins une heure, jusqu’à ce qu’un filet rauque finisse par s’échapper de sa gorge : « Leila ! Leila ! Leila ! »

 

La journaliste répond enfin à son appel, quelques minutes plus tard. Elle lui annonce ce qu’il redoutait, que les Chinois ont enlevé Michto et le reste du campement. Au moins, Leila est venue sans escorte et elle lui dit les choses en face, comme à un être humain, ce qui permet au paria de mieux encaisser cette mauvaise nouvelle. Elle lui montre l’image du cadavre, et Darío reconnaît le vieux Bachir, le trabendiste aveugle. Les Chinois ont dû l’abattre en pensant qu’il ne leur serait d’aucun intérêt pour leur expédition. C’était pourtant un homme bon et sage. Le paria, en observant les autres images de son campement, sent ses yeux se mouiller. Tout d’un coup, il ne peut réprimer une crise de larmes. Comme il a honte de pleurer ainsi devant une inconnue, il demande à Leila de partir.

 

Pendant les heures suivantes, il prie pour récupérer sa détermination et sa foi et cherche à contrôler ses émotions. Il parvient enfin à trouver une petite lueur d’espoir au fin-fond de sa conscience. Michto est vivant, il en est sûr. Les Chinois ne l’auraient pas déporté en Sibérie si c’était pour le tuer tout de suite à peine arrivé, ça n’aurait aucun sens. Le gosse est très certainement prisonnier dans un camp, quelque part dans l’Empire. Darío le retrouvera et le sauvera. Evidemment, c’est une mission presqu’impossible, mais il n’y a pas d’alternative, aussi mince que soit l’issue, c’est la seule qui existe. Au moins, il possède un grand atout : il n’a pas peur de mourir, parce qu’il est déjà condamné. Cela décuplera son courage et son audace, et il aura grandement besoin des deux pour ne pas périr au cours de son aventure.

 

Il réfléchit à tout ce qui pourrait être utile pour sa mission, en écartant de son esprit les mauvaises pensées défaitistes et les émotions néfastes qui troublent sa perception. Finalement, il rappelle la journaliste. Leila entre à nouveau dans le module, mais cette fois, Darío est en mesure de discuter avec elle.

 

« - Madame Husein. J’ai beaucoup réfléchi… Je crois que j’aurais beaucoup d’informations à vous fournir pour votre reportage. Si vous voulez, je peux vous mettre en contact avec des fabricants de THC du Rif ou avec des marchands d’armes du Bosphore. De vrais Caïds, qui pèsent lourd dans le milieu. Mais vous, en échange, qu’est-ce que vous pourriez m’offrir ?

 

Leila fronce le sourcil, avant de lui répondre sèchement.

 

- Monsieur Darío, je crois que vous n’avez pas bien compris où nous nous trouvons. « All Humans », ce n’est pas une entreprise, c’est un organisme humanitaire. Nous ne payons pas nos informateurs, nous attendons d’eux une collaboration bénévole, et tout particulièrement de la part de ceux que l’on recueille dans nos installations hospitalières et que l’on soigne gratuitement.

 

- Je vous remercie de me soigner. Vraiment. Vous m’avez sauvé la vie, si un jour je suis en condition de vous aider à mon tour, je le ferai, je vous en donne ma parole. Mais moi, j’ai absolument besoin de wincoins, coûte que coûte. Tout ce qui m’intéresse, c’est ma vie et celle de mon gosse. C’est une question de vie ou de mort, vous comprenez ?   

 

- Non, désolé, mais nous ne pouvons pas céder à ce type de chantage. 

 

Darío, soudain, se redresse et répond, courroucé :

 

- Du chantage ? Vous me faites marrer ! Chez moi, un chantage, c’est quand on menace quelqu’un de lui exploser la tête et de faire pareil avec toute sa famille, vous voyez ce que je veux dire ? »

 

Il se rend compte qu’il doit adoucir le ton. Il est au bord du désespoir et il ne veut pas que Leila s’en rende compte, ni qu’elle prenne peur. Il continue, de manière plus conciliante, en se forçant à sourire :

 

« Moi, je suis trabendiste, un commerçant, et je vous propose un deal, rien de plus. Et je crois qu’il y a matière à s’entendre, Leila. Je ne suis pas non plus si gourmand. Il me faudrait une navette, 1 hectolitre d’eau pure, des vivres pour un mois, 1000 wincoins et un gun. Vous avez tout ce qu’il faut ici-même. »

 

Darío laisse un moment pour que Leila réfléchisse. Il est habitué aux négociations tendues, et ici, dans le module, il n’y a pas un seul gun, les seuls arguments sont les paroles, il n’y a pas de risques que la conversation dégénère. La journaliste lui répond finalement :    

 

« Ecoutez, je comprends que vous ayez besoin de wincoins. Vous avez tout perdu et vous n’aurez même pas de quoi boire et manger quand vous sortirez d’ici. Je peux vous engager en tant que garde du corps, si vous voulez. 750 wincoins la semaine, logé et nourri, avec un gun et un gilet anti-laser.

 

- Non, ça ne me va pas. Je n’ai pas le temps de faire ce job pour vous.

 

- Pourquoi? Toujours cette lubie de la Chine ? Renoncez, Tito, c’est de la folie. Comment vous allez retrouver vos amis, là-bas ? La Chine, c’est vaste, je vous signale…

 

- Je les trouverai. Moi aussi j’ai mes informateurs. Je vais d’abord chercher les soldats Chinois qui ont déporté mon village. Si Salvatore a trouvé leur contact, moi aussi je pourrai y arriver. Et ces Chinois savent où est Michto. Il suffira que j’arrive à en faire parler un.

 

Leila hoche la tête, sceptique.

 

- Admettons. Mais c’est rigoureusement impossible de traverser la frontière de l’Empire, et je suis bien placée pour le savoir.

 

- Ah bon ? Et pourquoi ?

 

- Parce que mon meilleur ami est mort au cours d’un reportage, en essayant de la franchir, il y a cinq ans, et que depuis, aucun étranger n’a réussi à y mettre les pieds.

 

- Un reporter ? Il est mort en essayant de graver des images ? Et après, vous dites que c’est moi le fou ? Moi, en Chine, j’y vais pour une vraie raison au moins, madame, je ne suis pas suicidaire, comme votre ami.

 

Manifestement, le commentaire a offensé la journaliste. Darío s’en veut, il ne peut pas laisser se permettre le luxe de gâcher cette négociation, si vitale pour lui.  

 

« Allez Leila. Réfléchissez. Avec les informations que je peux vous fournir, vous allez gagner pas mal de temps pour votre reportage, et du coup ça va coûter beaucoup moins cher. En réalité, je vais faire économiser beaucoup de wincoins à « All Humans ». Ça vaut bien un petit pourboire. »

 

Leila acquiesce, avec un petit sourire entendu.  

 

- Si effectivement, vos informations s’avèrent utiles et qu’elles permettent de réduire mes dépenses, je peux éventuellement faire quelque chose pour vous. Mais bien entendu, oubliez les 1000 wincoins que vous m’avez demandé, c’est exorbitant. Et puis hors de question de vous donner de l’eau et des vivres en grande quantité. Les rations appartiennent à l’hôpital et servent aux autres malades. Pas de guns non plus, les quelques armes que nous avons possèdent toutes un code et un localisateur. Je ne tiens pas du tout à devoir signaler un vol d’arme laser.

 

Darío l’observe, étonné. Une excellente négociatrice, assurément.

 

- Et la navette ?

 

- La navette, oui. Vous prendrez la mienne. Mais, comme les guns, elle possède une immatriculation. Nous allons donc simuler un vol, que je devrai signaler aux autorités quelques heures plus tard. A vous de maquiller l’engin par vos propres moyens. 

 

- Aucun problème, c’est facile. Je connais un mécano de Grenade qui s’en charge en une heure. Combien vous m’offrez ?

 

- 100 wincoins.

 

- 100 ? Allons, soyez sérieuse, Leila, s’il vous plait.

 

- 100. Et je vais vous offrir un visiophone inter-réseaux. Cela vous permettra de communiquer avec nous et d’enregistrer des hologrammes de qualité. Si effectivement vous parvenez à franchir la frontière de l’Empire et que vous nous faites parvenir des images de la Chine, il s’agira d’un reportage unique. Dans ce cas, je vous garantis que vous gagnerez assez d’argent pour vous payer votre chirurgie clonique à votre retour. Je m’en chargerai personnellement, vous avez ma parole.

 

Darío ne s’attendait pas du tout à ce dernier argument, Leila vient de lui proposer un supplément d’espoir, et ça, ça n’a pas de prix. Le trabendiste essaie de dissimuler sa joie soudaine, et réplique.

 

- 200 wincoins et tope-là.

 

- D’accord » répond Leila avec un large sourire.

 

5.4

Les jours suivants, Leila n’a pas regretté une seule fois son pacte avec Darío, bien au contraire. Le trabendiste a collaboré activement à la recherche d’informations, et sa situation personnelle n’a jamais représenté le moindre obstacle. Le paria s’est rétabli très vite et n’a plus parlé une seule fois de sa maladie. Leila n’a pas insisté.

D’abord, Darío l’a intronisée sur l’agora trabendiste du réseau interlope. Un cercle très fermé, pour y accéder, il faut avoir été recommandé par un parrain du milieu, en l’occurrence Tito Darío, alias « Comandante Che Guevara », et jurer un serment pirate d’une dizaine de points, auxquels on ne peut pas déroger sous peine de mort.

Pour montrer le fonctionnement du réseau, Tito a utilisé son hyper-ego pour poser des questions sur les soldats missionnaires Chinois. Au bout d’une heure environ, il a obtenu une réponse positive : « Trojan Barbarian », un trabendiste du Bosphore, possède une de ces cartes messages de l’Empire, qu’il n’a jamais utilisée. Il la vend pour juste 25 wincoins, mais il faudra aller la chercher in situ, parce que le réseau utilisé par les Chinois n’est compatible avec aucun autre. La nouvelle a réjoui Darío, qui depuis ce moment-là s’est senti plus serein et détendu.

  

Ensuite, Leila a créé son propre profil, « Esmeralda », en empruntant l’icône d’une petite fille gitane. En quelques heures, Darío a réussi à lui dégotter un entretien visiophonique avec Diego El Mollah, l’ennemi public nº1 de l’Hyper-Ibérie, et dans la foulée, il a obtenu pour elle plusieurs contacts avec des Caïds de la pègre des deux continents. Plus que ce qu’attendait Leila. Tito n’est pas très puissant dans le milieu, mais il jouit d’une excellente réputation, et les autres bandits se fient à sa parole. Du coup, comme ils n’ont pas peur des traquenards, ils acceptent avec beaucoup moins de réticences que prévues de parler à la journaliste.

Le reste du temps, Leila a interviewé Darío. Un esprit peut-être moins brillant que ce qu’elle avait pressenti, mais largement compensé par une détermination à toute épreuve, une vraie intelligence pratique et beaucoup de sens commun. Le trabendiste lui a raconté sa vie, son enfance, ses pires moments en tant que trabendiste. Il lui a parlé de la première fois qu’il a tué un homme, à l’âge de quinze ans, de l’accident de Nadia… Mais pas une fois de la maladie. Darío est un homme fier et pudique qui déteste montrer ses faiblesses.

L’après-midi du quatrième jour, le docteur Gupta injecte huit capsules de chimio palliative à effet retardant dans le crâne de Darío, une par trimestre, soit deux ans de traitement, et le paria est enfin prêt pour partir. Dans le bureau, tandis que Leila compte les jetons d’ibéro-créditos pour payer le trabendiste, elle ressent un pincement au cœur. Elle ne peut s’empêcher de s’attacher aux gens qu’elle rencontre. Et Darío est à bien des égards un homme qui sort du commun, et qu’elle n’oubliera pas de sitôt.

« Maintenant, lui dit-elle, va au garage, voici le pencil qui ouvre la navette. Dans l’habitacle tu trouveras deux masques à oxygène et une combinaison « All Human health ». Elle protège des radiations et des températures extrêmes, tu risques d’en avoir besoin. J’ai aussi glissé un gilet anti-laser sous le siège pilote.

   

- Merci. Tu es généreuse avec moi Leila, le Ciel te le rendra.

-  Personne ne me le rendra, mais ce n’est pas grave. Appelle-moi quand tu auras maquillé la navette à Grenade, que je puisse signaler le vol aux autorités.

-  Pas de problème, je t’appelle ce soir, dans deux heures maximum.

 

- Appelle aussi, plus tard, de temps en temps, je veux savoir comment vont tes préparatifs pour ton voyage en Chine. D’accord ?

- Promis Leila. Eh bien, au revoir. Ravi de t’avoir connue. Vraiment. Tu es quelqu’un d’assez exceptionnel.

- Toi aussi.

Il lui tend la main, mais elle l’embrasse sur la joue.

- Allez file, Darío. Dépêche-toi. Et bonne chance surtout.»

Il est parti. Leila a passé le reste de l’après-midi à discuter sur interlope. Mais au bout de deux heures, elle n’a toujours pas reçu de nouvelles de Darío. Elle attend encore une demi-heure et décide de lui envoyer une alerte 3. Le trabendiste ne répond pas. Heureusement Leila a branché un localisateur sur le visiophone qu’elle lui a offert, et constate qu’il se trouve encore à Grenade, dans les ruelles du quartier Albaicín. Elle tente de nouvelles alertes, toutes les demi-heures, sans plus de réussite. Sur le coup de minuit, elle remarque que le visiophone vient de se déplacer, et se trouve maintenant en Sardaigne. Tito Darío l’appelle enfin, en plein milieu de la nuit. Il doit être dans un refuge de montagne, derrière lui, il y a un mur en pierres grossières, et il a utilisé une torche de la navette pour éclairer l’abri. Il porte la combi « All Humans health», un gun dans la main, et il a l’air extrêmement perturbé.  

« Darío, enfin ! Mais tu es où ?

- À Grenade. Enfin, dans la Sierra, à côté de Grenade.   

Leila se réjouit de n’avoir rien dit à Darío à propos du localisateur sur le visio. Mais pourquoi le trabendiste est-il en train de lui mentir ?

- Pourquoi tu n’as pas appelé avant ? Tu as maquillé l’engin, au moins ?

- Oui, ne t’en fais pas pour ça. Tout est arrangé, tout va très bien. J’ai perdu un peu de temps à Grenade parce que je me suis retrouvé au milieu d’une manifestation d’intégristes, mais ça y est, j’ai acheté un gun, des vivres, de l’eau, je n’ai plus de quoi payer « Trojan Barbarian » mais tant pis, je me débrouillerai. »

Leila examine l’attitude de Darío. Le geste fuyant, il baisse les yeux à chaque mensonge. Quelque chose ne va pas, mais elle n’arrive pas à comprendre quoi. En fixant bien l’image, elle aperçoit une ombre sur le mur de pierre, derrière le trabendiste. Peut-être un coude ou une tête, mais on aurait dit une silhouette humaine.  

« Tu es tout seul ?

- Oui, oui, tout seul, bien sûr. Je pars demain, très tôt, direction le Bosphore. »

Encore un mensonge. Il y a quelqu’un d’autre dans le refuge, c’est sûr.

  

« Bon je raccroche, Leila, bonne nuit et désolé de ne pas t’avoir appelé plus tôt. Au revoir. »

Il a déconnecté son visio avec une rapidité déconcertante. Le paria a dû avoir une rixe à Grenade, ou une affaire louche du genre, pense Leila en soupirant. En tout cas, ça ne la concerne plus. Elle dénonce le vol de sa navette en utilisant le réseau national ibérique, les fonctionnaires mettront des mois avant d’archiver sa plainte, ce sera parfait. Puis elle va se coucher.

Le lendemain matin, elle apprend le scoop sur « Sudeuropa-net » : un des plus jeunes fils Windseller, Tao, un eurasiatique de 26 ans, a disparu dans le quartier Albaicín, hier à 20 heures, en compagnie d’un de ses amis Winlandais. Aucune rançon n’a été réclamée, mais tout indique un kidnapping organisé par les milieux intégristes catholiques et musulmans de la ville.

Leila ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec Darío. Elle se rue sur son visio, dans son bureau, et repasse les images de son dialogue avec le trabendiste. Elle congèle et agrandit une image, vers la fin de la discussion : elle voit très distinctement le bras et l’épaule d’une personne, les poignets attachés avec une corde. Il avait donc au moins un prisonnier avec lui. Ce n’est pas encore une preuve, mais la coïncidence est troublante : tout porte à croire que Darío aurait kidnappé le fils Windseller.

« Mais pourquoi aurait-il fait cette monumentale connerie ? » s’exclame Leila à voix haute, en se prenant la tête à deux mains. L’instant d’après, elle se demande ce qu’elle doit faire: offrir son témoignage à la police d’Al-Andalus? Ou ne rien dire et chercher Darío pour couvrir la nouvelle et tenter de le convaincre de cesser cette folie ? Bien sûr, c’est cette deuxième option qu’elle souhaiterait, mais elle a besoin du feu vert de « All Humans ». Elle appelle Steven Hessel en vitesse, il est cinq heures du matin à Punta Arenas, mais tant pis.

Le professeur comprend au quart de tour l’importance de l’événement. Dans la foulée, il passe des dizaines d’appels pour organiser la couverture médiatique. Deux journalistes partiront au Winland, lui-même se déplacera jusqu’à Alhambra Andalusy ; et Leila, bien entendu, a carte blanche pour suivre la piste de Darío, avec des wincoins presqu’illimités. Si elle trouve le trabendiste, elle devra d’abord s’assurer qu’il a bien les otages avec lui, puis il lui faudra de nouveau informer « All Humans ». En fonction du danger, elle obtiendra ou non l’autorisation de le rejoindre.

Avant de se déconnecter, Hessel lui fait une dernière recommandation :

« Surtout, Leila, n’oublie pas : tu n‘es dans aucun camp, ni celui du Winland, ni celui de la Chine, ni celui du preneur d’otages. Tu te contenteras de filmer, mais tu devras absolument renoncer à collaborer avec aucune force en présence, c’est bien compris? Il va falloir garder la tête froide, très froide, et toujours rester neutre, tu sais ?

- Oui, je sais, répond Leila. Mais ce sera loin d’être facile, crois-moi. Tu sais aussi bien que moi que la neutralité dans les conflits, ça n’existe pas.»

 

 

 

 

 

  

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