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Roman d'anticipation.
10 chapitres écits sur 15 prévus.
1ère partie.
Chapitre 1: WILPENA POUND, WINLAND, 2 et 3 janvier 2222.
1.1
« Gomera-Canarias, Liechtenstein, Kalevala ? »
Le pass diffuse sur le tatami les images des trois offres de séjour de Winland en Europe. Tao, affalé sur son polydivan, les parcourt d’un œil distrait en mâchonnant une barre de chocosoja.
Gomera-Canarias, c’est l’été toute l’année, la fête en continu, tous les excès, « sea, sun, sex and safety drugs ». Idéal pour célébrer ses 26 ans, la majorité et la fin de la middle school. La plupart de ses copains de promotion y vont, enfin, les plus festifs d’entre eux. Les studieux préfèrent Liechtenstein, à moins de 15 minutes des principaux sites du vieux continent. Et les sportifs, les adeptes de la nature et des grands espaces choisissent Kalevala. Il parait qu’on peut y respirer l’air en toute liberté, sans aucun masque. Cette sensation d’overdose d’oxygène, le « windshoot », Tao l’a déjà vécue au cours de ses trekkings dans le désert australien, mais l’expérience doit être très différente si près de l’Arctique. Il demande à son pass:
« Où va Moon ?
- Kalevala.
- Merde… Qu’est-ce qu’elle va foutre à Kalevala ?
- « Foutre », synonyme de « faire » ?
- Oui, c’est ça, qu’est-ce qu’elle va y faire ?
- Oxygénothérapie.
-Elimine Kalevala alors.»
Tant pis pour les lacs glacés et les forêts légendaires de la Finlande, mais il est hors de question de séjourner sur la même colonie que sa sœur jumelle. Après 26 ans de vie commune, Tao a enfin l’occasion de se retrouver seul, pendant tout un quatrimestre, sans avoir à veiller constamment sur son alter ego féminin.
« Elimine Gomera, aussi »
Aucune envie non plus de fréquenter ses camarades de classe, cette clique de petits coqs de basse-cour hédonistes et superficiels qui s’intéressent à lui uniquement parce qu’il est le fils d’Abraham Windseller, le grand administrateur.
Reste plus que Liechtenstein. Sans aucun doute, les rencontres y seront plus enrichissantes, le séjour plus instructif. Mais enchaîner les visites de cités-musées, à la longue, ça peut être très lassant. Se lever à huit heures pour prendre la navette qui va à Paris, contempler les bords de Seine à travers une vitre pendant la matinée, changer de navette pour visiter la City of London, retourner dormir à Liechtenstein, et puis recommencer le lendemain matin, destination Tuscany ou Athènes, la perspective est loin d’être exaltante. Seuls les parcs subaquatiques de Bruges-Amsterdam et de Venise sont un peu amusants, à ce qu’il parait. Au moins, on peut y faire de la plongée.
Tao soupire. Les étudiants de Wilpena Pound, la middle school la plus prestigieuse d’Océanie, doivent obligatoirement faire le tour du monde à la fin de leurs études, en séjournant au minimum un mois dans chaque continent. Pour l’Asie et l’Amérique, il n’y a que l’embarras du choix, mais pour l’Europe et l’Afrique, l’offre est très restreinte. Ce sont deux continents dangereux, archaïques et toxiques, empêtrés dans de stupides querelles ethniques ou religieuses, le Windland n’a jamais réussi à y implanter durablement ses colonies.
« Après tout… Pourquoi pas les hypernations ? Fais voir les stations qui existent en Europe »
Une carte criblée de petits points colorés se matérialise sur son tatami. En vert, les stations sécurisées, en jaune et en orange les instables, en rouge, les prohibées. Le visage du jeune homme s’illumine, il vient de trouver enfin ses vacances idéales. Aucun camarade de classe n’osera se rendre dans les hypernations, et Tao pourra enfin se perdre, vaquer librement de manière anonyme, en oubliant pour un temps la tutelle de son père et de son pays. Lui qui rêvait d’aventures et de surprises, il risque d’être comblé. Un peu trop même, peut-être.
Les hypernations d’Europe n’ont pas très bonne presse au Windland. Pourtant, elles sont tout à fait viables pour le tourisme, la sécurité est garantie, ainsi que l’hygiène de l'air, de l’eau et des aliments. Si le badge est vert ou jaune et qu'on ne cherche pas à dépasser les frontières de chaque station, il n’y a absolument aucun danger, mais les a priori sont tenaces. « Sales et bruyantes », « peuplées de racistes, de sexistes et de carnivores », « de vraies passoires pour les parias », Tao a déjà entendu ce genre de commentaires à propos des hypernations d’Europe, mais il connaît aussi un ami d’enfance, Aldous, qui y a passé tout un quatrimestre l’année dernière, et qui en est revenu enthousiaste.
« Appelle Aldous.
- Indisponible. Un message ?
- Oui, euh… Salut, tu fais quoi cet été ? J’ai un plan à te proposer. »
En attendant la réponse de son ami, le jeune homme pointe avec son laserpencil « Paris-Valois », « Roma Capitolio » et « Alhambra Andalusy » à la recherche d’hébergements. Les appellations sont en Français, en Italien, en Espagnol. Les populations d’Europe parlent encore leurs langues locales, certains éprouvent même des difficultés à l'heure de communiquer en interglish, d’après ce que dit Aldous. Tao sourit en découvrant les dénominations « B&B», « hôtel » ou « gîte », à l’ancienne. À Paris, il découvre un « resort » installé dans un vieux bâtiment du XXème tout près de la place de la défense, dans le quartier « ville ancienne ». Un vrai manoir hanté, pour juste 20 wincoins la nuitée, moitié moins qu'à Winland. Pour les repas on peut, si on est un peu curieux et pas trop regardant quant à l’hygiène, goûter aux spécialités européennes, des « baguettes », du « vin rouge », du « fromage au vrai lait ». Par contre, la carte propose aussi du « bacon » et du « poulet »… Répugnant. La zoophagie des européens, ce n’est pas un mythe, les gens continuent vraiment de manger des animaux morts. Tao éteint son pass, écoeuré. Les hypernations, ce n’est peut-être pas une si bonne idée que ça, pense-t-il.
1.2
« Un appel de Mum, priorité 3. Tu réponds ?
- 3 ? Oui, évidemment»
Sa mère utilise très rarement ce niveau de priorité, réservée aux messages les plus urgents.
« Mon chéri, tu peux descendre de ta chambre, s’il te plait ? Je t’attends dans la serre.
- Qu’est-ce qu’il se passe ?
- Descends et je t’expliquerai. »
Tao enfile en vitesse un « simplewear » et dévale l’escalier de la mezzanine. Il retrouve sa mère au milieu de son jardin Zen, occupée à tailler une rangée de bonzaïs synthétiques. En entendant le pas pressé de son fils, elle se retourne sans hâte et lui sourit tendrement. Mum est comme d'habitude, radieuse, adorable. Tao ne l’a jamais vue perdre son calme, même dans les situations les plus critiques, comme lorsque Moon a connu sa dernière attaque rétrovirale. Mum est la sérénité et la douceur incarnée, et fait vraiment honneur à son prénom, Kwam Samaki, « harmonie » en thaïlandais, sa langue maternelle. Malgré ses 55 ans, elle reste toujours aussi ravissante et jeune d’aspect, pas la moindre ride ne s’est jamais creusée sur son visage de poupée asiatique. Elle a su éviter les expressions d’angoisse et de colère qui font froncer les traits et vieillir prématurément les cellules de la peau, du moins c’est ce qu’elle affirme. Tao sait qu’elle suit en secret un traitement « ever young », mais mis à part ce petit défaut de coquetterie féminine, c'est une femme absolument parfaite. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle son père l’a sélectionnée parmi des milliers de candidates pour co-engendrer ses 226ème et 227èmes rejetons.
« Ton père, mon fils. Il veut te connaître.
Tao demeure abasourdi. Après un court silence, il gémit:
- Eh bien pas moi, je n’en ai aucune envie. »
Mum lui caresse la joue et continue, sur un ton apaisant.
« Allons, ne te fâche pas, surtout. Ça ne sert jamais à rien de se fâcher, tu le sais bien. Il n’y a pas d’alternative, c’est une tradition pour ton père, il rencontre ses enfants deux fois dans leurs vies : à la naissance et à la fin de leur middle school.
- Mais… Tu le savais, ça ? Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
- Non, je ne savais pas. Un des secrétaires personnels de ton père vient de m'en informer. Il m'a dit qu'ils procèdent toujours comme ça, en appelant du jour au lendemain, pour éviter que les enfants ne préparent trop leur rencontre. C’est une réunion de famille informelle, le secrétaire a insisté là-dessus.
- Du jour au lendemain, tu dis ? Alors ça signifie que…
- Oui, c’est pour demain. En Amérique, à Dakota Palace. Tu prendras le tube du Pacifique à huit heures, tu arriveras vers midi. Et la rencontre durera juste une heure. Tu vois, mon chéri, tu seras de retour dans la soirée même.
- Huit heures de voyage dans la même journée ? Et une heure pour parler avec mon père ? Mais qu’est-ce que je vais bien trouver à lui dire, moi ? A une momie de 175 ans qui contrôle le monde depuis sa bulle ?
- Ne l’appelle pas momie, les anciens méritent tout notre respect et en plus, il s’agit de ton père.
- Pardon, Mum.
- J’imagine qu’il saura comment briser la glace, s'il s'agit d'un rituel qu’il répète avec chaque fils, chaque année depuis plus d’un siècle.
- Et comment je dois l’appeler, « papa » ou « Admin », comme le reste des gens ?
- Comme tu voudras… Ecoute-moi, Tao, écoute-moi bien. Je veux que tu contrôles ton affect. Pas de colère, pas un mot en trop, pas de
larmes, je t’en supplie. Reste concentré, comme pour un examen. Oublie que c’est ton père, pense que tu auras devant toi l’homme le plus influent du monde, disposé à écouter pendant une heure tes idées, tes projets. Tu vois, cette rencontre, c’est une nouvelle très positive au fond, une occasion unique pour ta carrière. Mais tu vas devoir faire preuve de maturité pour que l’expérience soit bénéfique, tu comprends ?
Tao s’assoit sur un des polyblocs du jardin, hébété. Sa mère s’installe à côté de lui pour le serrer dans ses bras. Elle l'embrasse tendrement sur le front, et lui susurre:
« Ni « papa », ni « admin », appelles-le « père »… Tu dois te montrer brillant et sûr de toi, mais jamais distant. Tu dois lui plaire.
- Et si je ne lui plais pas ?
- Ça n’aura pas d’importance, je suppose. Mais tu vas lui plaire, c'est sûr. Tu es le plus beau, le plus malin et le plus gentil des jeunes hommes de toute l'Australie, tu n'as rien à craindre. Et puis, tu ne seras pas tout seul, tu sais. Moon va avec toi demain. Vous avez le même rendez-vous, de 12h30 à 13h30. J’imagine que vous resterez ensemble pendant tout l'entretien.»
Pour une fois, l’idée de demeurer en compagnie de sa sœur réjouit Tao
« Moon, elle est déjà au courant ?
- Non, pas encore. Pour l’instant, elle fait la sieste, on ne peut pas la réveiller. Tu veux être là quand je le lui dirai ce soir ?
- Non. Je vais dans ma chambre. J'ai besoin de méditer. Ne m'attendez pas pour dîner, d'accord ?
- Tu fais bien. Médite en paix. C’est le moment ou jamais de penser à ce que tu souhaites réellement faire dans la vie. Et sache que quelle que soit ta décision, tu pourras compter sur moi.»
Une fois dans sa chambre, Tao s’effondre sur son tatami. Maew Di, son lynx nain, pressentant sa détresse, sort de son petit appartement-niche accolé à la chambre, pour venir ronronner dans son cou. En le câlinant, le jeune homme se lamente sur son sort. Réfléchir à ce qu’il souhaite faire ? Mais lui, il ne veut rien faire de particulier, il n’a ni grand projet ni aucune envie de faire carrière, il veut juste vivre, découvrir, vibrer. Ce sont les autres qui veulent pour lui. Sa mère croit que son apathie vient d’un manque de maturité, l’adolescence durerait un peu plus longtemps chez lui que chez les autres enfants. D’après elle, c’est bon signe, les meilleurs fruits mettent longtemps à mûrir. Mais lui, il pense exactement l’inverse, qu’il sera enfin adulte le jour où il trouvera le courage de dire « non ». En attendant, il avance en trainant les pieds sur son chemin tout tracé. Tout est prévu pour lui, tout est programmé, on l’a promis à un avenir brillant avant même sa conception, lorsque les plus grandes sommités de la génétique se sont réunis pour sélectionner la mère idéale, les meilleurs spermatozoïdes de son géniteur, dans le but de créer l’enfant parfait et son alter ego féminin. Ensuite, on a choisi pour lui son école, ses activités, ses loisirs, ses fréquentations…
La seule fois où il a émis un vrai souhait personnel, c’est au premier quatrimestre de cette année, lorsqu’il a évoqué la possibilité de suivre la filière «communication informative» après sa middle school. Son tuteur lui a fait gentiment remarquer que ce n’était pas une très bonne idée pour un Windseller de prendre parti pour une des firmes politico-commerciales de Winland, qu’il valait mieux demeurer au-dessus de ce type de conflits mesquins, comme son père.
« Vous ne trouvez pas qu’on est assez surinformés comme ça ? » avait ajouté en substance le professeur, un rien ironique. Bien entendu, il avait raison, la com-info c’est un vrai matraquage du matin au soir, horripilant, surtout au moment des élections. Mais Tao songeait aux reporters de « All humans » qui sillonnent le monde au gré des guerres et des désastres écologiques, pas à la propagande des marques commerciales du Winland, et à leurs campagnes politico-promotionnelles.
« Votez pour la police Plus-Ultra. Plus-Ultra, la force avec vous ! » « Votez « Total Care Hospital », les cliniques qui vous soignent avant la maladie » « Pour votre cuisine, Goodfood General Store, le candidat gourmand ». Les firmes sont prêtes à tout pour capter le vote des citoyens-consommateurs. Les com-informateurs s’en donnent à cœur joie, accusations sans preuve, reportages manipulés, interviews trafiquées, colportage de rumeurs, tous les coups sont permis pour gagner les élections. Le jeu en vaut la chandelle : le vainqueur deviendra fournisseur officiel du Winland pendant 4 ans, le second, concurrent agréé, et les autres rejoindront les limbes du commerce alternatif. Des milliards de wincoins sont en jeu, et la com info est décisive pour la victoire : lorsque les Winlandais remplissent leur bulletin de vote, cette gigantesque liste de course où il choisissent leurs marques préférées, peu d’entre eux réfléchissent véritablement aux services proposés, à la philosophie de l’entreprise candidate en matière d’enseignement, d’alimentation ou de qualité de l’air, ce sont surtout les slogans et les scandales de dernière minute qui motivent les suffrages.
Tao a failli parler à son tuteur des reportages de « All Humans » qu’il visionne en cachette, mais au dernier moment, il s’est rétracté, en se rendant compte qu’il n’était pas du tout prêt à risquer sa vie pour relater des nouvelles que personne n’a envie d’écouter. Sa lâcheté habituelle… Du coup il s’est décanté, sans aucune conviction, pour une école d’administration des réseaux. Beaucoup plus adéquat pour lui, bien entendu, car les élections commerciales ne sont qu’une pantomime, une illusion pour faire participer le peuple, l’organisme qui détient le vrai pouvoir, c’est le comité d’administration. Et son père détient 50,1% des actions de Winland Company. En étudiant « net-administration », comme l’écrasante majorité de ses frères, Tao contribuera à gérer l’immense fortune des Windseller. Il pourra devenir administrateur sectoriel ou auditeur des firmes, peut-être même gouverneur d’une colonie… Pour la plupart des jeunes Winlandais, ce serait un rêve, mais curieusement, le jeune homme n’éprouve aucun enthousiasme.
Tao écarte son mini-lynx, se lève, et assemble trois polycoussins pour s’y asseoir.
« Pass open. Est-ce qu’il existe une biographie d’Abraham Windseller sur « All Humans » ?
Le pass, contrairement à son habitude, met près une bonne dizaine de secondes à répondre.
« Oui. Mais c’est un document non-autorisé. Le consulter signifie la perte d’un point sur ta carte d’identité.
- Un point ? Fait chier, merde.
- « Chier », synonyme de « déféquer » ?
- Synonyme de…? Sacré pass, tu seras toujours aussi con. Non, oublie. Pass close. »
Tao soupire. Au fond, il sait parfaitement ce qu’il aimerait demander à son père, son souhait le plus cher : arrêter d’être son fils. Oui, c'est ça, son rêve, mener une petite vie anonyme et paisible, dans une ferme entourée d’animaux. Mais aura-t-il le courage de demander ça à son géniteur, le patriarche du monde, le prophète du New Age, lui qui n’a jamais osé contredire un adulte, lui si timide et encore si enfantin ?
Dans un des tiroirs du mur, Tao s’empare d’une petite tablette rose, un euphorisant jasmin, qu’il croque avec détermination. Puis il enfile sa combinaison de jeu, et continue sa grande partie d’« Arthurian Paladin ». Toute la nuit, il incarne un vaillant chevalier au service de la nature contre les hordes du mal et les autres « gamers » de son réseau.
1.3
Son pass le réveille aux aurores. Il n’a dormi que 2 heures. Il hésite à prendre une barre de psycho-coca, mais finalement renonce. Il finira de dormir dans la navette, le voyage sera plus court comme ça. Une journée harassante l’attend, quatre heures d’aller jusqu’à Dakota Palace, quatre heures de retour, et entre deux, le fameux rendez-vous... Une angoisse indicible lui parcourt l’échine, et il croque un nouveau morceau d’euphorisant jasmin. Pas trop, pour que l’effet s’achève avant midi et demi, l’heure du rendez-vous fatidique. Puis il descend les escaliers, encore en tunique de nuit.
Dans la cuisine, il trouve sa sœur Moon, attablée derrière son plateau de médic-aliments. Elle a l’air de mauvaise humeur.
« Dis, ça sent la sueur à plein nez ici. Allume un peu l’oxygène, parce qu’avec tous tes germes, tu vas m’obliger à mettre mon masque. Je parie que tu as joué toute la nuit…
- Et toi, tu es plus blanche qu’un module sanitaire. Tu ne nous ferais pas une petite anémie, des fois ? »
Moon fond en larmes, et Tao regrette aussitôt sa réplique. Son commentaire était particulièrement méchant, sa sœur, pendant toute la semaine, a dû contrôler de très près son hémogramme.
« Désolé, je n’aurais pas dû… C’est ce putain de rendez-vous avec notre père qui me met en rogne.
- Ne t’en fais pas, c’est oublié. Moi aussi, j’ai la frousse. Je donnerais tout pour ne pas y aller »
Tao voudrait s’approcher pour embrasser sa sœur, mais il se retient de peur de la contaminer. Quand il sera passé par le SAS d’hygiène corporelle, il lui fera la bise.
« Home Pass open. Oxygène la cuisine, puissance 2. Et commande un breakfast. Un lait de soja, trois chocobiscuits sans gluten, un kiwi rose et un Ceylan déthéiné.»
Quelques secondes plus tard, Tao retire sa commande du SAS alimentaire. Un breakfast « Healthy food », le fournisseur officiel, pas très fin, mais efficace. Tao préfère la nourriture exotique de « Succulent Store », mais cette firme fait partie du marché alternatif, il faut se déplacer pour acheter les produits, ou les faire livrer à domicile, et ça prend au moins un quart d’heure.
Kwam Samaki entre dans la cuisine. En devinant les cernes sous les yeux de son fils et l’aspect livide de sa fille, elle ne peut s’empêcher de mordiller légèrement sa lèvre inférieure, signe chez elle d’une préoccupation extrême.
« Bonjour les enfants. Vous mettrez les uniformes de votre middle school. Je n’ai pas préparé de bagages, en principe vous reviendrez ce soir à la maison. Mais si tu es fatiguée, Moon, n’hésite pas à prendre un « resort » pour passer la nuit à Dakota Palace. Et n’oublie pas ta cagoule et ton beeper d’alerte, en cas d’urgence. Dépêchez-vous, j’aimerais assez que vous preniez le tube avant 8 heures, on se sait jamais, il y a peut-être des files d’attente dans les embranchements et je n’aimerais pas que vous arriviez en retard à ce rendez-vous si important. »
Comme deux bons petits soldats, Tao et Moon exécutent les ordres de leur mère. En un quart d’heure ils sont dans le living, fin prêts pour leur long voyage. Juste au moment de franchir la porte du garage, Kwam Samaki fait ses dernières recommandations à son fils :
« Tu as eu le temps de bien méditer ?
- Oui, Mum, jusqu’à tard dans la nuit.
- C’est bien. Mais ne stresse pas trop non plus. Reste tendu à l’intérieur, décontracté en façade, laisse ton père poser les questions, et tout ira bien. D’accord ?
- Oui, je sais, ne t’en fais pas. »
Elle lui caresse tendrement la joue, et fait de même pour Moon, puis les enfants montent dans la navette.
1.4
« Véhicle pass open. À la station Tasmania.»
L’engin sort du garage, avance doucement dans les rues de Wilpena, puis, une fois sorti du bourg, prend de la vitesse pour survoler le grand désert du Sud Australien. 13 minutes plus tard, Tao et Moon arrivent à la station de triage Tasmania, une gigantesque plateforme posée sur l’Océan.
« Prends le tube du Pacifique, arrêt Seattle-Vancouver »
L’attente n’est pas longue, le système opératif de la station emboîte dix navettes à une même chenille en moins de cinq minutes, et comme tous les véhicules se rendent au même endroit, il n’y aura pas, en principe, d’autres embranchements à effectuer jusqu’en Amérique. Moon demande au pass d’augmenter la puissance du renouvellement d’oxygène et de teinter les vitres, le soleil lui fait mal aux yeux et le vis-à-vis avec les voyageurs des autres navettes l’insupporte.
« Tu sais ce que tu vas lui dire, toi, à notre père ? » demande-t-elle tout à coup, après un long silence, alors que Tao commençait déjà à somnoler.
- Non, aucune idée. Et toi ?
- J’ai envie de lui demander pourquoi il nous a engendrés, alors qu’il ne s’occupe jamais de nous.
- Sérieux, tu vas lui demander ça ?
- Non, je n’oserai jamais. Mais j’aimerais bien. »
Tao sourit. Au fond sa sœur est comme lui, ce n’est pas pour rien qu’ils ont les mêmes gênes. Le même ressenti, les mêmes traits de caractère, les mêmes cheminements de pensée, et pourtant, ils n’arrêtent pas de se chamailler, du matin au soir. Peut-être est-ce cette ressemblance extrême qui agace le jeune homme au plus haut point : comme il manque cruellement d’estime en lui-même, il ne supporte pas de voir en elle son propre reflet. C’est ce qu’affirme Mum en tout cas, et c’est tout à fait probable, à moins que ce ne soient au contraire les différences, les expériences vécues, diamétralement opposées chez sa sœur et chez lui, qui ont creusé ce fossé entre eux deux. En effet, alors que Tao a toujours joui d’une parfaite santé, Moon souffre depuis la naissance d’un mal chronique, une sepsis multiforme que même les plus grands spécialistes n’arrivent pas à juguler. La jeune fille est immunodéficiente, hémophile, photophobe et allergique à l’air naturel, ce qui l’oblige, si elle veut sortir, à porter des lentilles teintées et une combinaison qui protège intégralement son corps de la lumière et des lésions. Tao, depuis sa tendre enfance, a passé le plus clair de son temps à la surveiller, à jouer avec elle quand elle s’ennuyait toute seule dans sa chambre, à consoler ses coups de déprime, ou à lui tenir compagnie à l’hôpital. Il a même dû se faire opérer plusieurs fois à cause de sa soeur, lorsque celle-ci a connu, il y a dix ans, un terrible accès de septicémie qui a infecté la plupart de ses organes vitaux. Il fallait à tout prix cloner ceux de Tao. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle son géniteur prise tant les jumeaux, parce qu’ils sont compatibles entre eux en cas d’intervention chirurgicale. Mais si le grand homme a pensé, à juste raison, qu’un frère jumeau est susceptible de sauver la vie de son alter ego, a-t-il songé une minute qu’en cas de maladie d’un des deux, ce sont deux vies que l’on gâche au lieu d’une ?
Au fur et à mesure des années, l’écart entre le frère et la sœur s’est creusé, les reproches, de part et d’autre, ont éclaté au grand jour : lui était égoïste, superficiel et sans aplomb, elle, caractérielle et asociale.
« Abraham Windseller… Je me demande quel genre d’homme ce doit être »
Moon vient de nouveau de réveiller Tao.
« Je ne sais pas, et pour tout te dire, je m’en fous. On passe une heure là-bas, on est gentils et polis, et on revient au bercail. C’est juste un mauvais moment à passer, on s’en remettra, ne t’en fais pas.
- Tu sais que je ne suis pas la seule de ses filles à avoir connu tous ces problèmes de santé ? Depuis environ trente ans, les spermatozoïdes de notre père se sont détériorés, les généticiens n’arrivent plus à les décongeler correctement, et du coup, à peu près un enfant sur six souffre de sepsis, comme moi.
- Et comment tu sais ça, toi ?
- C’est Mum qui l’a découvert, en faisant des recherches auprès de nos autres demi-frères.
- Elle a réussi à contacter les autres familles ? Je croyais que c’était interdit avant notre majorité.
- Oui, elle a effectué ses recherches en secret. Mais ça lui a quand même valu de perdre 6 points à sa carte d’identité.
- 6 points, la vache ! Plus que 4, et c’est le retour en Thaïlande ! Je vois mal Mum survivant chez les parias.
- Moque-toi, va. Mais c’est vrai, Mum a risqué sa nationalité pour moi. Et à mon avis, notre père est au courant.
- Je ne pense pas… Il doit avoir d’autres affaires en tête que de s’occuper de toutes les femmes qu’il a engrossées. Enfin, engrossées, c’est vite dit. Il avait 149 ans quand il nous a engendrés, à cet âge là, on ne doit plus trop pouvoir bander, j’imagine.
- Ce que tu peux être vulgaire !
- Et toi, ce que tu peux être niaiseuse ! 26 ans et encore vierge ! »
Encore une remarque blessante. Moon, du fait de sa maladie, sort à peine. Elle n’a ni amies ni « sex friends ». Dans la rue, elle est couverte de la tête aux pieds, personne ne peut imaginer la beauté qui se cache sous sa combinaison. Et pourtant, Moon est belle, plus belle encore que sa mère, elle a les mêmes yeux d’amande, le même sourire, mais ses traits eurasiens sont plus fins et son regard plus profond. Les seuls garçons qui ont aperçu son visage découvert, des camarades de classe que Tao ramenait à la maison, sont aussitôt tombés amoureux. Mais elle les a tous rejetés. Car Moon croit encore au grand amour, au prince charmant. A longueur de journée, en attendant l’arrivée de son amant idéal, elle se réfugie dans sa chambre pour créer des haikus enflammés qu’elle dicte à son pass.
- Tao, je n’ai pas envie de connaître mon père. A mon avis, ça doit être un détraqué.
- Pourquoi, parce qu’il continue de faire des gosses à 175 ans tout en sachant qu’ils ont des chances d’être anormaux ?
- Tu viens de m’appeler anormale ? C’est vexant tu sais... Mais tu as raison. Cette manie de vouloir vivre éternellement, de vouloir montrer au monde qu’il est encore fertile… Tu as vu comment on le présente dans les news ? Le nouveau Noé, le patriarche de l’humanité… Il se prend pour un Dieu, ma parole ! S’il rencontre une de ses filles « anormales » comme tu dis, ça risque de le secouer. Va-t-en savoir comment il va réagir, après un siècle et demi de pouvoir absolu, je ne sais pas s’il est habitué à ce genre de contradiction. »
Moon ne tient pas en place. Elle frise la crise d’apoplexie, comme lors de sa dernière opération.
« Je comprends bien ce que tu veux dire, mais je t’en supplie, tranquillise-toi. Après tout, tous ses enfants sont passés par ce rituel-là, et ils n’en sont pas morts, que je sache. C’est juste une formalité, rien de plus.
- Je ne veux pas y aller, et je n’irai pas.
- Et comment on fait ? On n’a pas le choix, il n’y aucun moyen d’éviter cette rencontre.
- Si, il y en a un. Tu as un laserpencil de rechange ?
- Evidemment. J’en ai même quatre.
- Donne. »
Devant les yeux stupéfaits de Tao, Moon casse en deux le stylet. Puis elle s’empare d’un des morceaux, et, d’un geste décidé, tranche son avant bras avec la pointe brisée. Une rigole de sang coule sur la banquette blanche immaculée.
« Qu’est-ce que tu attends pour appeler les urgences ? Que je perde tout mon sang ? » dit-elle, sur un ton sarcastique.
Sans réfléchir d’avantage, Tao se met à crier :
« Pass open, Pass open ! Appelle tout de suite les urgences !
- Ici la station Brunei. Je vous écoute.
- Ma sœur est hémophile et elle vient de se faire une coupure au poignet !
- Surtout pas de panique, monsieur. Essayez de retenir l’hémorragie avec un mouchoir en lin synthétique ou un bout de tunique. Nous opérons à un atterrissage forcé station Philippines, nous serons là dans exactement 6 minutes. »
Moon sourit, triomphale.
« Ecoute-moi bien Tao. On s’est disputés pour avoir ce pencil, et dans la bagarre, il a cassé et je me suis fait cette blessure. C’est bien compris ? Si tout va bien, dans une heure tu es à la maison, et moi à l’hôpital. Et comme il ne reste que cinq jours avant le voyage de fin d’études, le prochain rendez-vous, ça sera au moins dans cinq ou six mois… On a le temps de voir, et de préparer la nouvelle rencontre.
-Tu es folle, complètement folle» répond Tao, tout en pansant la plaie avec le bandana de son uniforme.
« Folle, mais tellement courageuse… Moi je n’aurai jamais osé un truc pareil. Je t’adore, ajoute-t-il, dans un murmure
- Tu sais, quand on frôle la mort à répétition, on devient capable de tout. Ce n’est pas du courage, c’est de la survie », répond sa sœur, avant de s’évanouir.
Chapitre 2: OUED LAOU, CÔTE MÉDITERRANÉENNE DU RIF, ZONE NATIONALE DU MAGHREB, 27 mai 2222.
2.1
« Comandante Che Guevara ? C’est toi ?
- Qu’est-ce que tu fous là, Michto ?
- C’est Salvatore qui veut te voir. Alors, c’est toi ?
- Non, ce n’est pas moi. Va dire à Salvatore que j’arrive dans 10 minutes. Et maintenant, allez, déguerpis…
- Si c’est pas toi, pourquoi il y a écrit « Bienvenu Comandante Che Guevara » sur la table, alors ?
- Je n’aurais jamais dû t’apprendre à lire, toi. Oui, c’est moi, c’est mon pseudo. Quand je communique sur le réseau « interlop » je n’utilise jamais mon vrai nom. « Comandante Che Guevara », c’est une identité secrète. Et tu sais quoi, petit ? J’aimerais bien qu’elle le reste, secrète. Ça pourrait être très dangereux si certaines personnes connaissaient mon hyper identité. Donc, tu la fermes et tu ne dis rien à personne, c’est bien compris ? Personne, pas même à ton copain Ahmed.
- Hey, cool, Tito ! T’en fais pas, j’ai plus 6 ans.
- Non, tu en as 10, la différence n’est pas si grande que ça, crois moi.
- Et l’icône, c’est toi aussi ?
- Oui. C’est l’hologramme que les autres membres voient et entendent quand ils communiquent avec moi. Avatar ou Hyper-ego, ça s’appelle. Tu ne trouves pas qu’il me ressemble un peu ?
- Bah… Un peu, à cause de la barbe et de l’espèce de bonnet qu’il a, qui ressemble au tien. Sinon le visage… Mouais, à la rigueur. Qu’est-ce qu’il a dans la bouche ? Un bâton ?
- Non. C’est un cigare. Avant, il y a longtemps, les gens faisaient des bâtonnets avec des plantes séchées, et ils les brûlaient pour avaler la fumée. C’était plutôt toxique mais ils aimaient le goût que ça avait.
- Faut-être con pour avaler de la fumée toxique, pour le plaisir ! Dis, il est hyper-nul, ton hyper-ego, pourquoi tu as choisi l’holo de ce type ?
- Je ne sais pas. Je suis tombé une fois sur une holo-movie, par hasard, et j’ai bien aimé le personnage. C’était un pirate qui luttait contre les anglais d’Amérique. D’abord, il a réussi à leur prendre une île dans les Caraïbes, et il est devenu le chef d’une espèce d’hypernation pirate. Mais un jour il a tout laissé tomber pour chercher l’Eldorado et libérer les Incas. Là, il s’est perdu dans la jungle et plus personne ne l’a jamais revu. Il avait une devise très cool : « le peuple uni ne sera jamais vaincu ». Je l’ai cuté-collée pour la mettre en signature.
- Oui, elle est sympa la phrase, mais tu devrais changer l’holo. Et le pseudo aussi, il est trop long et il sonne pas terrible.»
Tito Darío éteint son laserpencil et soupire, agacé. Tant pis, il communiquera avec le réseau plus tard, de toutes manières, personne n’a répondu à ses messages de toute la matinée. Il se lève de la caisse de THC en barres qui lui sert de tabouret, boit une rasade de thé soda menthe et jette un œil au hublot du refuge. Dehors, c’est la « calima », une chaleur extrême mais un ciel gris, chargé de sables et de particules toxiques. Si le sirocco s’en mêle, ça peut former des ouragans. Et dans ce cas, le détroit de Gibraltar deviendrait impraticable pendant plusieurs jours, aussi bien par voie aérienne que maritime. S’il devait tout à coup abandonner son campement d’Oued Laou, il ne lui resterait plus que la route terrestre pour fuir, mais elle peut facilement être bloquée par les miliciens de l’hyper-Maghreb ou pire, par les « cops » de la base de Gibraltar-Winland.
Darío s’empare de son « lasergun », qui l’accompagne en toutes circonstances, et se dirige vers l’entrée du refuge pour y décrocher un masque à oxygène. Juste avant de l’enfiler, il toise le gamin en fronçant le sourcil.
« Et ton masque, il est où ?
- C’est Ahmed qui me l’a pris, pour aller pêcher des moules.
- Pêcher ? Dans la mer ? Mais il est complètement fou ce gosse ! Combien de fois je vous ai répété qu’on ne peut rien manger qui vienne de la mer ? Vous voulez tomber malades ou quoi ?
- On en a déjà mangé, avant-hier, des moules, et ça s’est bien passé. On a faim, Tito, les rations sont de plus en plus maigres.
- Je sais, mais au moins on a de l’eau potable. Pour le reste, un peu de patience, petit. Ce soir, si tout va bien, je vais à Algésiras et je vends la cargaison de THC. Je reviens demain matin, avec au moins trois caisses de légumes déshydratés, et de la bonne semoule de blé-riz. Mais pour ça, je dois me renseigner sur « interlop » pour savoir où il y aura des patrouilles pendant la nuit, et si on risque un coup de sirocco. Tu comprends ? Allez, prends mon masque, va, tu en as plus besoin que moi. Moi, je tacherai de ne pas trop respirer jusqu’au refuge de Salvatore.»
Le tableau de bord du refuge, à côté du SAS, indique la température extérieure : 117 degrés Fahrenheit, 47 Celsius. Plus préoccupant, il mentionne aussi une fuite dans la jointure des parois de silicium de l’abri et une usure du filtre à oxygène. Pour la fuite, ce n’est pas trop grave, il suffira d’injecter une nouvelle rustine, mais pour l’air, il faudrait changer le filtre… Et il s’agit d’un abri de l’armée chinoise fabriqué en 2207 pour la guerre du Kamtchaka. Tito Darío en a acheté tout un lot au grand bazar du Bosphore à un mercenaire Tchétchène, il y a dix ans. Des cabanons sommaires mais résistants, comme tous les produits « made in China », mais depuis le temps qu’il les trimbale partout en Eurafrique, aujourd’hui, ce ne sont plus que des vieilles reliques à peine étanches. Et bien entendu, le modèle n’existe plus depuis longtemps, les pièces détachées sont absolument introuvables.
Décidément, aujourd’hui, rien ne va. Le climat, la technologie, et surtout, la situation du détroit. Quelque chose d’important s’annonce dans la région, Tito ne sait pas de quoi il peut s’agir, mais certains signes avant-coureurs sont inquiétants. Le silence des interlopes du réseau ce matin, par exemple, ou encore le fait qu’il ait aperçu hier l’intercepteur de la base militaire de Winland-Gibraltar naviguer au large de M’diq, alors que cela faisait des mois qu’il n’avait pas quitté son port d’attache.
Darío enfile sa cagoule et ajuste sa visière, aide Michto à mettre son masque et enrouler son keffieh autour de la tête, puis tous deux pénètrent dans le SAS pour sortir. Le brouillard s’est épaissi depuis la matinée, on ne peut plus distinguer la Méditerranée ni même l’extrémité de la falaise et il n’y a pas la moindre brise, du moins pour l’instant, juste un ciel de plomb, uniforme et blanchâtre, qui alourdit les corps et engourdit les esprits.
Salvatore le Sarde loge à l’autre bout du campement, soit dix abris plus loin. En marchant rapidement et en gérant correctement sa respiration, Dario peut effectuer le trajet en inspirant juste deux ou trois fois. Ça ira, c’est à partir de cinq minutes d’exposition à l’air irradié que cela devient dangereux pour l’organisme.
Arrivés au cabanon, Michto crie le mot de passe :
« Ave Maria, piena di grazia, il Signore è con te.»
La porte du SAS s’ouvre. Le gamin veut entrer, mais Darío le repousse du bras.
« Toi, va chercher Ahmed. Tout de suite.», dit-il en expulsant le dernier air de ses poumons. L’enfant maugrée mais n’insiste pas, et il détale en direction de la crique.
2.2
Salvatore n’est pas seul, il y a au moins une vingtaine d’hommes confinés dans son refuge, prostrés sur les literies ou assis par terre sur des tapis berbères. Norredine, le père d’Ahmed, Farid « El Hadj », Aliou le sénégalais, Ashley « sang-mêlé », les frères Borrachero, Kisko le gitan... Tous les trabendistes du camp sont là au grand complet, réunis sous le même toit. Darío s’en inquiète, d’habitude c’est lui, leur chef, qui convoque les assemblées. Une initiative du Sarde, à n’en pas douter, puisque la réunion se déroule chez lui, et Tito s’en méfie comme de la peste. Norredine l’appelle « le corbeau », à cause de son nez crochu et de ses cheveux noirs et brillants plaqués en arrière à grand coups de colle cosmétique. Un surnom particulièrement bien trouvé, le Sarde est bien de l’engeance des petits rapaces charognards, ça ne fait pas l’ombre d’un doute pour Darío.
« Benvenutto a la mia casa, Caïd, lui lance son hôte, en esquissant une petite courbette servile.
- ¿Qué tal Tito, hombre? », ajoute Perico Borrachero, en dégoupillant une cannette de « X-Beer »
- En Interglish, sinon je sors tout de suite », répond Darío, agacé. Quand ses compagnons se mettent à baragouiner dans leur sabir habituel, les malentendus surgissent aussitôt et la discussion dégénère, il le sait d’expérience. Kisko et « El Hadj » commencent à râler mais un geste de Salvatore suffit pour qu’ils se taisent et se mettent gentiment à programmer leurs laserpencils pour la traduction simultanée.
« Bon, j’allais justement vous réunir cet après-midi, mais je vois que vous avez pris les devants. Alors allez-y, balancez, j´écoute…, profère Darío, autoritaire, en s’asseyant sur un pouf en pseudo-cuir.
C’est Ashley qui prend les devants.
« Avec les cyclones qui s’annoncent, on va devoir rester cloués sur place pendant plusieurs jours… Et on n’a plus rien à bouffer, Caïd. Si la tempête dure plus d’une semaine, on risque de crever de faim. Mais heureusement Salvatore a trouvé un bon plan...»
Tous se tournent vers le Sarde, qui est resté accoudé à la porte du refuge. Ce dernier demeure quelques secondes en silence, l’œil fier et le sourire en coin, avant de déclarer :
« Oui, Salvatore a un bon plan, un très bon plan, même. Je connais un autre campement où on pourra se protéger du sirocco beaucoup mieux qu’ici, et où on pourra manger autant qu’on voudra.
- Très intéressant, répond le caïd sur un ton ironique. Et combien de gens est-ce qu’il faudra-t-il zigouiller pour entrer dans ce campement ?
- Personne. On nous y invite.
- On nous invite ? Vraiment ? Et qui ça ? Des militaires de l’hyper-Maghreb qui nous paient une tournée de couscous-cyanure ?
- Non. Ce sont des Chinois.
- Des Chinois ? »
Darío fixe son interlocuteur, l’air ahuri. Salvatore glousse en savourant son petit instant de triomphe.
« Oui. La Chine est l’amie des parias. »
Tout le monde reconnaît la voix forte et rocailleuse d’Aliou qui vient d’intervenir depuis le fond de la chambrée. Plusieurs trabendistes l’approuvent en acquiesçant de la tête.
« Amie ? Ça m’étonnerait beaucoup, réagit vivement Darío. Et qu’est-ce qu’ils veulent exactement, les Chinois, en échange ? »
Salvatore sort une carte de sa poche et la montre à l’assemblée :
« Hier, dans le souk de Tétouan, j’ai rencontré un Chinois qui m’a passé ça. Un message pour nous. Ce n’est pas long, juste douze minutes. Tu veux visionner ?
Darío n’en a aucune envie, mais il n’a pas le choix, il ne veut pas risquer de froisser ses hommes.
- Envoie toujours.»
Salvatore colle la carte contre la porte du SAS, où apparait bientôt l’hologramme d’une sémillante jeune chinoise et, en arrière-plan, un paysage idyllique de rizières, de bambous et de pains de sucre. La fille se met à parler, en parfait interglish :
« Salut à toi, l’apatride, le laissé-pour-compte du néo-globalisme sanguinaire du Winland et de ses hypernations satellites. La Chine est ton amie.»
Darío soupire en réalisant qu’il va être obligé d’avaler près d’un quart d’heure de propagande. L’Empire Populaire de Chine est une dictature au moins aussi sanguinaire que son ennemi le Winland, il n’est absolument pas dupe. Il le sait de source sûre, parce lui, il a pris la peine d’apprendre à lire et de s’instruire sur le monde, contrairement à ses compagnons, tous plus ignares et crédules les uns que les autres.
Soudain, alors que la projection vient à peine de commencer, il ressent une douleur fulgurante au crâne, juste au-dessus des yeux. Une encéphalite, provoquée par la canicule, le stress de la situation, ou peut-être l’hologramme particulièrement brillant de l’asiatique. Darío n’est pas surpris outre mesure, tous les éléments étaient réunis pour déclencher ce nouvel accès de migraine, ce satané mal de tête qui ne le quitte plus depuis déjà un an. Heureusement, il a toujours sur lui un morceau de THC, la seule médecine capable d’atténuer ses crises. Il s’empresse de croquer dans la barre, la replonge discrètement dans sa poche, puis il masse ses sourcils épais et ses pommettes osseuses avec ses doigts pour freiner la douleur. Enfin, il se dresse sur son siège, à la recherche de la meilleure posture. Il doit à tout prix dissimuler son malaise, pas question que ses hommes connaissent sa faiblesse, et se concentrer sur le reportage des Chinois, si important pour sa troupe. Heureusement, le message est facile à saisir.
« Alors ?», demande Salvatore à brûle-pourpoint à peine l’émission finie.
Darío secoue la tête et cligne des yeux plusieurs fois avant de déclarer :
« Si j’ai bien compris, il y aurait un camp chinois qui sillonne actuellement le Maghreb et qui capte des parias pour les faire venir en Chine. On nous promet la nationalité chinoise et une terre en Sibérie, que l’Empereur vient de conquérir pour y loger généreusement tous les parias de la terre. Il y a assez de place pour tout le monde et on peut y respirer sans masque et même cultiver des fécules et du blé-riz sans danger d’être irradiés. C’est sûr, l’offre est alléchante…
- Oui, c’est ça, c’est exactement ça, répond le Sarde, réjoui. Ils viendraient nous chercher dans des fourgons sécurisés, ils peuvent nous transporter même en pleine tempête. Il suffit d’appeler… Tu en penses quoi, Tito ? »
Tous les yeux des trabendistes sont rivés sur Darío, en proie tout à coup à une étrange sensation de vertige.
- Ce que j’en pense ? Que vous êtes prêts à vous vendre comme esclaves pour un bol de blé-riz, voilà ce que j’en pense. Bon sang, mais vous n’avez jamais entendu parler des camps de travail chinois en Sibérie ? Des millions de personnes déportées là-bas chaque année ? Non ? Si vous visionniez autre chose que du porno 3 D ou des matchs de Bloody-ball, vous le sauriez, merde ! »
La réplique fait l’effet d’une douche froide sur l’assemblée. Darío se rend compte aussitôt du ton hargneux de son intervention, de la colère qu’il n’a pas réussi à réprimer. La faute à cette satanée migraine qui fourmille dans sa tête et pique ses nerfs à vif. Il poursuit, en se forçant d’adopter une attitude plus conciliante :
« Si vous voulez bien, moi aussi je peux vous en diffuser, des reportages. Une émission de « All humans » sur les camps chinois, par exemple. Quand vous verrez ce que l’Empereur fait avec son propre peuple, je vous laisse imaginer comment il traiterait un pauvre petit groupe d’apatrides anonymes comme vous…
- Et qu’est-ce qui nous prouve que tes reportages disent la vérité et pas le mien ? », rétorque Salvatore, sur un ton supérieur tout à fait horripilant. Darío est à deux doigts de lui flanquer son poing sur son sale bec de corbeau.
- Et qu’est-ce qui nous prouve que la Chine existe, tant qu’on y est ? Franchement, faites ce que vous voulez, allez où vous voudrez, moi au moins je vous aurai avertis. Mais ne partez pas avec les abris, ils sont à moi et je n’hésiterai pas à buter n’importe qui essaierait de me les voler. »
S’ensuit un brouhaha assourdissant. Les avis divergent et chacun reprend sa langue maternelle pour crier ses arguments plus fort que les autres. Darío ne tient plus en place, cette cacophonie lui est intolérable, la douleur se fait de plus en plus stridente et il décide de profiter du désordre pour abandonner les lieux au plus vite. Comme il n’a pas son masque, prêté à Michto, il avance vers le coffre où Salvatore range habituellement le matériel de son abri, pour en dégoter un de rechange. Le Sarde lui barre la route en pointant son « gun » contre sa tempe.
« Ne me dis pas que tu serais assez con pour tirer à l’intérieur d’un refuge !
- Vaffanculo, Darío ! Touche pas à ça, c’est à moi.
- Tu as au moins trois masques pour toi tout seul, tu ne vas pas m’en prêter un ?
- Non, chacun ses affaires. Dégage… »
Tout le monde vient de se taire pour mieux suivre la scène. Darío se retourne, lentement, et observe son adversaire les yeux mi-clos. La douleur, indicible, martèle ses tempes et attise sa rage intérieure.
« Chacun ses affaires, tu as raison, Salvatore…Dans ce cas, hors de mon refuge ! »
Sans crier gare, le Caïd bondit sur son rival et lui arrache son « gun », puis il l’empoigne par le col et le traine vers la sortie. L’homme essaie de se débattre, mais l’autre le projette à terre et lui assène une bonne dizaine de coups de pieds. Salvatore encaisse en pleurnichant et Darío s’acharne, hystérique, sous le regard stupéfait de l’assemblée. Finalement, le caïd ouvre la porte du SAS, décidé à précipiter sa victime en-dehors du refuge. Mais juste au dernier moment il renonce et relâche sa proie qui s’écroule, à moitié morte, sur le sol.
2.3
En reprenant son souffle, Tito constate que son encéphalite est partie aussi subitement qu’elle était apparue. Son accès de furie a chassé la douleur, à moins que ne ce soit l’orage cyclonique tant redouté, qui a enfin décidé d’éclater. On vient en effet d’entendre un coup de tonnerre dans le lointain, aussitôt suivi par une averse torrentielle qui tambourine le toit du refuge et mouchète le hublot de grosses gouttes noirâtres. Dans l’abri, personne n’ose broncher. Manifestement, la tempête et la démonstration de force du Caïd sont parvenues à anéantir toute velléité de rébellion. Darío exulte, libéré de l’étau qui retenait son esprit, et se met à rire à gorge déployée.
« Quoi ? Vous avez peur de la foudre, les gars ? Alors, qu’est-ce que vous attendez pour appeler les Chinois, maintenant ? »
Darío, d’un air défiant, observe un par un ses hommes. Aucun n’ose soutenir le regard du Caïd, hormis Norredine, qui le fixe d’un œil réprobateur.
« Un problème, Norredine ?, lui demande le chef, arrogant.
- Oui, un problème Tito, et un gros. Et toi, tu nous donnes l’impression de ne pas bien le voir, le problème… L’orage est là et on n’a plus une seule provision. Tu sais, nous, on n’est pas aussi stupides que tu crois, on sait bien que le plan des Chinois, c’est peut-être une arnaque, n’empêche que si la situation empire il faudra quand même les appeler, les Chinois. Et si jamais ils nous font prisonniers, et bien, au moins on sera des esclaves vivants, tu vois ? Alors tu peux crâner et rigoler autant que tu veux, mais de toutes manières tu n’as rien d’autre à nous proposer. Désolé, Tito, c’est exactement ce que j’en pense.»
Darío ne s’attendait pas du tout à ce commentaire, surtout provenant de Norredine, qui habituellement reste à l’écart des conflits. A en croire les réactions de l’assemblée, le point de vue qu’il vient d’exprimer fait l’unanimité : « El Hadj », qui était en train de soigner Salvatore, et Ashley se sont mis à applaudir, bientôt relayés par les autres trabendistes. Le Caïd, piqué à vif dans son orgueil, vocifère :
« Comment ça, je n’ai rien d’autre à proposer ! C’est totalement faux ! Laissez-moi vous dire ce que moi, je compte faire… Exactement ce qui était prévu depuis toujours, ce que je fais d’habitude pour gagner mon pain : traverser ce putain de détroit jusqu'à Algesiras pour y troquer ma marchandise contre de la bouffe.
- Maintenant ? En pleine tempête ? demande Ashley, narquois.
- Oui. Bien sûr, c’est risqué, mais tu vois, je trouve que c’est encore la solution la plus sage de toutes. Avec un peu de chance et si je pilote correctement, ça devrait passer… »
« Défie la mort et les gens te craindront », Darío peut vérifier la justesse de ce proverbe berbère qu’il a entendu il y a quelques jours, justement de la bouche de Norredine. Les trabendistes hochent de la tête, admiratifs. Le Caïd est en train de prendre l’ascendant sur eux. Il ne lui reste plus que l’estocade finale, et le tour est joué, le triomphe garanti. Il poursuit :
« Bien entendu, quand je ramènerai les colis alimentaires, je ferai la distribution, et il y aura assez de vivres pour tout le campement pendant au moins un mois. Je vous demande juste d’attendre trois jours. Trois. Si je ne suis pas revenu Mardi à midi, vous pourrez appeler qui vous voudrez, mais pas avant.»
Dans l’abri résonne de nouveau un tonnerre d’applaudissements mais cette fois-ci, en faveur du chef, disposé à risquer sa vie pour nourrir sa troupe. Darío, après une bonne minute d’ovations, prend de nouveau la parole :
« Ecoutez-moi ! Ecoutez-moi bien ! Je veux quand même préciser une chose importante. Je viens de vous dire que si je reviens, je partagerai mes provisions avec vous. C’est vrai. Mais ne croyez pas que je le ferai par générosité, non… Je le ferai par intérêt. Parce que je sais que l’union fait la force, moi, et que sans le groupe la survie est plus difficile. Si les « cops » ou les autres parias évitent d’attaquer notre camp, c’est parce qu’on a au moins 20 « guns » pour la défendre, n’oubliez jamais ça, les mecs. Pareil pour le trafic, quand on est plusieurs, on peut se relayer et éviter de prendre la mer tous les jours. Mais s’il y en a qui ne jouent pas franc-jeu, alors tout fout le camp. Tout. Et ça, je ne vais pas le tolérer. Donc, quand je ramènerai la nourriture, sachez que je vous demanderai un seul truc en échange de vos rations: votre loyauté. Et cette fois, vous m’obéirez au doigt et à l’œil. Il y en a marre de la démocratie. »
A peine le discours achevé, les deux frères Borrachero se lèvent comme un seul homme et se mettent à crier « Viva Tito El Caïd !» en brandissant leurs guns. Les autres trabendistes lui répondent, à l’unisson : « Viva ! » D’autres acclamations suivent, et la réunion tourne vite à la fête. Kisko le gitan se met à improviser un hymne en Hispano-berbère à propos du grand chef Darío. D’autres marquent le rythme sur les armatures des literies tandis que les Borrachero dégoupillent des X-beers et des Whisky-taurine à tour de bras en commentant à qui veut bien l’entendre qu’à défaut de nourriture, il y a largement de quoi boire sans dessoûler pendant tout un trimestre. Darío se sent enfin rasséréné et fier d’avoir rendu l’espoir aux siens. Au moins pendant trois jours...
Il s’approche de Salvatore, que Farid « El Hadj » a allongé sur une litière au fond de l’abri. Le Sarde a le nez cassé, peut-être même une ou deux côtes, mais rien que Rachid, le toubib du camp, ne saurait réparer. Le Caïd lui chuchote à l’oreille:
« Salvatore… Je te pardonne, à condition que toi aussi tu me pardonnes. Tu es d’accord ?»
Le Sarde acquiesce du bout des lèvres. Tito lui montre l’objet de leur litige, le fameux masque à oxygène que Salvatore ne voulait pas prêter.
« Ah ! Et bien entendu, je t’emprunte ça. »
Ensuite, il se lève et sort discrètement, sans que les hommes, trop préoccupés à boire et chanter, n’avertissent de son départ.
2.4
Il avance péniblement en résistant aux bourrasques qui le poussent vers la falaise ou menacent de le plaquer à terre. Les rafales de sables et de pluies l’obligent à marcher à l’aveuglette. Heureusement, Darío connaît le chemin par cœur et arrive sans encombre jusqu’à son abri. « Hasta la victoria siempre !», il doit crier plusieurs fois le code d’ouverture du SAS, à cause du sifflement du vent dans son ampliphone.
Hormis Norredine, resté chez Salvatore, tous les habitants du refuge sont là, y compris Ahmed et Michto, qui reviennent tout juste de la crique. Seize personnes logent dans l’abri, conçu pour 10, et le filtre à oxygène est abîmé. Du coup l’air est saturé, ça sent la boue, le renfermé et le linge détrempé par l’orage. Mais à quoi bon râler à présent, pense Darío. Dans dix minutes, il ne sera plus là, et puis de toutes manières, même s’il y a surnombre, il est hors de question d’expulser qui que ce soit. Pas Oliveira en tout cas, c’est le meilleur mécano à des kilomètres à la ronde, ni certainement le vieux Bachir, un ancien trabendiste devenu aveugle et que les membres du refuge, par charité, ont accepté d’héberger.
Michto est là, assis sur une des litières, en train de jouer au laser-game avec son copain Ahmed. Darío a décidé de ne rien lui dire sur son périple, il évitera ainsi les adieux déchirants et les crises de larmes. Mais tandis qu’il sélectionne sur son bureau les objets qui lui seront utiles pour la traversée, il ne peut s’empêcher d’observer l’enfant en catimini. Ses yeux verts, légèrement bridés, ses pommettes saillantes et sa tignasse blonde, c’est le portrait craché de sa mère Nadia. La compagne de Darío pendant cinq ans, un sacré bout de femme… Il était fou d’elle, et aujourd’hui encore, deux ans après l’accident mortel de Nadia dans la rade de Málaga, un profond sentiment de vide et de désappointement s’empare de lui chaque fois qu’il repense à elle. Heureusement, il y a Michto. Darío est devenu son « Tito », quasiment son père. En tout cas, il se comporte comme tel, il tient à lui comme à la prunelle de ses yeux et le protège comme une louve. Ce gosse, c’est sa seule attache, sa seule famille. Le seul enfant qu’il n’aura jamais, car, comme au moins la moitié des hommes de la planète, il est stérile.
Darío écarte son regard du garçon pour se concentrer sur les caisses à charger. Sa gorge commence à se serrer, mais il est absolument hors de question de se mettre à pleurer maintenant. Michto pourrait s’en apercevoir, et puis surtout, les larmes pourraient déclencher une nouvelle migraine, et ce n’est pas du tout le moment. Il pousse les trois caisses de THC jusqu’au auvent du garage, accolé au refuge. Oliveira l’observe attentivement et lui demande ce qu’il est en train de faire. Il répond qu’il va mettre la marchandise en lieu sûr, et qu’il revient bientôt. L’explication suffit pour le portugais et Darío pénètre dans le garage sans que Michto n’ait réagi.
Il charge sa carlingue. Une « Speedway amphibia 2216 », la plus rapide du campement, qu’il a volée l’été dernier à un enfant gâté du Winland perdu dans un trekking au Sahara. Par précaution, il a déconnecté le système de commande orale et le pilotage automatique qui reliait l’engin au réseau du Winland, et du coup, toutes les opérations doivent être effectuées manuellement, comme au 22ème siècle. Ce n’est d’ailleurs pas le seul changement que Darío a effectué sur l’appareil : il a aménagé plusieurs planques pour sa marchandise, fait sauter les limiteurs de vitesse et repeint la carrosserie, à l’origine rouge vif, en gris sable.
Il s’assoit dans le cockpit, attache son harnais et juste avant de mettre son casque, dit à voix haute une courte prière. « Dieu d’Abraham, de Jésus, de Mahomet, aies pitié de nous». Bien que de parents catholiques, Darío s’est tourné vers le culte œcuménique, en plein essor dans toute l’Eurafrique. Il n’est pas pratiquant, ni même à strictement parler croyant, mais à défaut de certitude, il tient coûte que coûte à conserver intacte son espérance en un Dieu Unique qui aimerait universellement les Humains, au-delà de leurs religions et de leurs différences, et qui accorderait le paradis aux hommes de bonne volonté. Si un jour cet espoir disparaît, Darío sait qu’il aura aussi perdu le goût de vivre.
Mais le Dieu qu’il espère n’intervient pas dans les affaires terrestres. Darío ne croit ni à la baraka, ni au Karma, ni au destin. Pour sauver sa peau, il ne peut donc faire confiance qu’à lui-même, à sa détresse de pilote et à son intelligence pour analyser les situations. Il tente de chasser de son esprit toute pensée qui gênerait sa conduite, tout en glissant sa carte dans la fente du tableau de bord pour démarrer l’engin. Dès à présent, plus rien n’existe, ni les hommes, ni Michto, ni Nadia, ni même Dieu : il n’y a que lui et la route.
Il choisit de prendre la pleine mer plutôt que longer la côte. Il a trop peur qu’un vent subit ne le projette contre les falaises. Bien entendu, le trajet sera plus long que d’habitude, au moins une heure et quart et presque le double de kilomètres, mais l’avantage de la situation, c’est qu’il n’a aucune chance de rencontrer des « cops » pendant la traversée, aucun ne serait assez fou pour s’amuser à patrouiller au milieu des cyclones. En plus, en pleine mer, il pourra voler tout droit sans trop de danger. Il ne voit strictement rien à travers son pare-brise, juste de la fumée ocre, dont les volutes floues lui permettent plus ou moins de deviner la direction des vents à venir. Heureusement, il a piraté sur son pencil un radar qui lui restitue les paysages qu’il est censé survoler. Mais il n’empêche que naviguer ainsi, quasiment au hasard, c’est extrêmement angoissant, et Darío, inconsciemment, se met à décélérer.
Il se rend compte de son erreur au dernier moment, lorsque tout à coup une rafale le dévie de sa trajectoire et l’entraîne vers l’œil d’un cyclone. En un temps record, il redresse sa position et accélère à fond pour échapper de justesse à la tornade. Ce court instant de panique vient de lui servir de leçon : il doit absolument éviter de conduire en deçà des 175 kilomètres-heure, dorénavant. Il continue d’accélérer, le ventre vide et la gorge sèche, avec la très désagréable sensation d’être en train de foncer dans un mur.
Au bout de cinquante-cinq minutes de route, son radar lui annonce qu’il s’approche de la côte ibérique. Darío voit parfaitement se dessiner le rocher de Gibraltar et la baie d’Algésiras sur son écran, mais il est absolument incapable de discerner quoique ce soit par la vitre. Le brouillard est particulièrement dense et les vents d’une force inouïe aux abords de la côte. Darío les entend claquer sur la carrosserie de titane de son engin, et son stick de pilotage vibre anormalement. Tenter un atterrissage forcé dans ces conditions serait plus que téméraire.
Tant pis pour Manolo Barrigón, son contact à Algésiras, mais Darío est forcé de continuer la route. Il décide de mettre le cap au Nord-Ouest, en pensant que les siroccos se déplacent généralement dans la direction contraire, et qu’ainsi, les chances sont plus grandes de sortir de la zone de tempête. A peine 25 minutes plus tard, il se réjouit du choix effectué : comme prévu, les nuages se dissipent et il commence à distinguer les pointes acérées de la Sierra de Cadix. Encore un peu et il s’engagera dans le delta du Guadalquivir pour remonter le fleuve jusqu’à Séville. Là-bas, il connaît d’autres recéleurs qui pourront lui échanger sa marchandise. Moins généreux que Manolo d’Algésiras, mais ce sera un moindre mal.
Hélas, sans doute par excès de confiance, il ne voit pas, tout en bas dans la plaine, scintiller un minuscule point vert. Un intercepteur d’hyper-Ibérie vient de lancer un trait laser contre sa navette. L’engin du trabendiste, percuté de plein fouet, tombe en chute libre. Darío arrive in extremis à éviter la collision contre une série de rochers, et continue en rase-motte, en direction d’un marécage qu’il devine entre deux dunes. Il cherche à freiner sa carlingue, mais son stick ne répond plus. Alors, comprenant que l’accident est inévitable, il adopte la position fœtale et prie pour que le champ de forces du dispositif de sécurité de l’appareil suffise à amortir le choc.
« Dieu d’Abraham, de Jésus, de Mahomet. Aies pitié de moi »
Capítulo 3: NEW SORBONNE,HYPERNATION DE PARIS-VALOIS, 28 mai 2222.
3.1
8 :27 a.m. Il n’y a que dix étudiants dans la salle de classe. Leila l’avait pourtant averti sur sa présentation hologrammique, elle aime que les élèves assistent physiquement à ses cours, c’est plus dynamique, plus convivial et on se comprend mieux. Mais la nouvelle génération déteste le contact direct et abandonner son cocon douillet pour sortir dans la rue. Pas très encourageant pour des jeunes qui se destinent au journalisme ou à la sociologie… Elles sont loin les années 2200, quand les étudiants réclamaient l’égalité mondiale et l’équilibre planétaire, songe Leila, un rien nostalgique. Elle regarde le mur, en face d’elle, où se projettent toutes les données de son cours. Ses notes écrites, - Leila préfère largement lire, à la manière traditionnelle, qu’utiliser l’oreillette « mémo » -, mais aussi le nombre d’étudiants connectés, 507 pour l’instant, les indicateurs de réaction estudiantine, avec affichage des questions les plus pertinentes, et, bien entendu, l’heure : 8 heures 29 minutes et 35 secondes. Le cours est à la demie. Elle a juste le temps de coller sa mèche rebelle derrière son oreille et de prendre un sourire de circonstance.
« Bonjour, et bienvenus à notre cours d’Histoire Contemporaine Planétaire de première année. Je suis Leila Husein, journaliste et chercheuse de la « All Humans foundation », votre professeure pour le second quatrimestre. »
Leila ne peut dissimuler un rictus d’agacement en constatant qu’il y a déjà 7 étudiants qui ont appuyé sur le voyant « je n’ai pas compris, vous pouvez répéter ?». Ça promet !
« Notre programme comprend toute la période 2069 jusqu’à nos jours, soit exactement un siècle et demi. Naturellement, nous commencerons, dans ce premier cours, par étudier les années 2069-2078, le grand « bug » et la 1ère guerre civile planétaire, événement qui a fait basculer l’humanité vers une nouvelle ère, que certains appellent « globalisation asymétrique». Nous verrons par la suite qu’il existe d’autres appellations possibles, peut-être plus justes, comme celle de « néo-féodalisme » ou d’« apartheid mondial ».
Leila jette un œil sur ses compteurs : Il n’y a plus que 402 élèves connectés, et « C’est ennuyeux » est le motif invoqué par plus de 90% des déserteurs. Habituel, surtout en première année, mais elle décide de renoncer à son introduction méthodologique pour éviter la débandade.
« Je récapitule très brièvement les faits de cette première guerre civile, histoire de vous rafraîchir la mémoire. Le 2 avril 2069, c’est le « big bug » : un virus d’origine inconnue qui, en moins d’une semaine, efface la quasi-totalité des données du réseau planétaire « internet ». La cause exacte de ce « bug » reste encore à prouver : attaque des groupes anti-globalisation, particulièrement virulents sur le net dans les années 2060 ? D’une cellule cyber-jihadiste basée en Indonésie ? Ou tout simplement, mutation casuelle interne au réseau ? Ce sont les trois hypothèses les plus plausibles, même si les chercheurs penchent actuellement pour cette troisième version, celle de la défaillance d’un réseau déjà vieux de 70 ans, fragile et sursaturé, en délaissant la thèse du terrorisme politico-religieux qui prévalait au 22ème siècle. Mais la question est encore loin d’être tranchée. Il s’agit en effet d’une des plus grandes énigmes de l’histoire, extrêmement difficile à élucider : étant donné la nature même du « bug », l’immense majorité des documents de l’époque ont disparu, et ceux qui ont été restitués sont difficilement déchiffrables. »
14,9% des élèves trouvent que le discours du prof est subjectif, et 15,1% n’ont rien compris. Un équilibre presque parfait entre les obscurantistes et les ignares, pense Leila, à moins que ce ne soient les mêmes qui aient poussé les deux voyants à la fois. Toujours est-il qu’elle doit faire attention, si la moitié des élèves-auditeurs font une même requête en même temps, elle devra arrêter net son exposition pour éclaircir le point litigieux. C’est la règle de la fondation, du moins pour les universités de « All Humans Eurafrique ». Elle poursuit, en tachant de soigner l’aspect didactique de son discours :
« Toujours est-il que le « big bug » provoque une catastrophe sociale, économique et politique sans précédent : l’argent perd sa valeur, les échanges deviennent impossibles et les gouvernements des états, privés de leurs systèmes opérationnels, n’exercent plus aucun contrôle sur leurs citoyens. Une guerre civile à l’échelle planétaire éclate, qui va durer presque dix ans. En Chine, c’est une véritable révolution contre le PCC, qui dure 25 ans et débouche sur la restauration de l’Empire. Dans le reste du monde, les anciens conflits se réactivent, puisque les Etats-Unis n’assurent plus la position de gendarme qu’elles avaient jusqu’à lors : guerre Indo-Pakistanaise, Israëlo-arabe, Germano-turque... En parallèle, on assiste à de gigantesques migrations qui échappent aux contrôles des états, de la part de populations qui fuient les guerres pour chercher asile en Europe, en Chine ou aux Etats-Unis. Plus de 200 millions d’entrées dans « l’Union des Nations Européennes » en juste dix ans, la nouvelle caste des « parias » ou « apatrides » vient d’apparaître… »
Leila continue sur sa lancée, pendant plus d’une demi-heure. Plutôt que de dresser une liste exhaustive de tous les désastres de l’époque, elle préfère s’attacher sur l’impact socio-politique du bug pour une civilisation qui tout d’un coup, vient de perdre à la fois l’argent et le net, ses deux grands outils pour régir le monde. Elle parle des totalitarismes en Eurafrique, des génocides et des armes chimiques, certes, mais aussi du marché noir, du troc, du néo-esclavagisme, de re-localisations. Son discours est pédagogique, agrémenté d’icônes impactantes et de cartes interactives, le nombre d’étudiants largués n’a pas trop augmenté, et celui des désaccords idéologiques, stabilisés sous la barre des 20%.
Tant mieux, parce qu’elle doit à présent évoquer le nom d’Abraham Windseller. Cette année, c’est celle du 175ème anniversaire du grand admin’. La com-info du Winland fait du rabattage incessant depuis des mois, en présentant, comme il se doit, une vision totalement édulcorée et manichéenne de sa biographie. Le résultat peut être désastreux pour les comprenettes étudiantes.
«Bien entendu, vous savez tous comment s’est achevé le conflit, on ne parle que de ça partout sur le réseau. Mais j’aimerais que nous abandonnions un temps la vision peut-être un peu simpliste dont nous abreuvent certaines holo-movies : Abraham Windseller n’est pas ce héros providentiel, humaniste-écolo, scientifique surdoué, qui a sauvé le monde lui tout seul et ramené la paix en rédigeant en une nuit les 10 grands principes de la Charte Hypernationale. La réalité est, bien entendu, beaucoup plus complexe. Mais Abraham Windseller n’en est pas moins un personnage incontournable, et ce, non seulement pour les années 2069-78, mais aussi pour le siècle et demi qui suivra. On peut même, sans aucun conteste, lui décerner la palme du personnage le plus influent de l’histoire de l’humanité. En effet, qui avant lui aurait pu se vanter de régner sans partage pendant 150 ans sur la moitié du monde ?
35% des étudiants n’ont pas apprécié cette manière désinvolte de présenter le grand admin’. Le terrain est miné, pense Leila. Heureusement qu’elle a renoncé à intégrer à son cours la bio d’Abraham Windseller qu’elle a coréalisée l’année dernière pour « All Humans news» avec son ami le docteur Hessel. Trop complexe pour des premières années, et surtout, trop polémique. A tel point que le visionnage du document est, parait-il, sanctionné par la perte d’un point d’identité au Winland.
Elle lance, en guise d’illustration, une vieille photo de 2077. Le portrait d’Abraham Windseller, avec son chapeau de boy-scout tout à fait caractéristique, ses tâches de rousseur et ses traits enfantins qui lui valurent son surnom de « Dakota Kid ».
« Abraham Julius Windseller nait le 22 décembre 2047, à Sioux Falls, Sud Dakota. Fils unique de Jacob, pasteur méthodiste, et de Rebecca, qui mourra dans un accident de voiture 5 ans plus tard. Abe, tourmenté par le souvenir de sa mère, est un enfant taciturne et introverti, aux résultats scolaires médiocres, jusqu’à ce qu’un jour, une psychologue scolaire découvre chez lui des aptitudes intellectuelles exceptionnelles pour son âge. À l’âge de 12 ans, on l’envoie dans un internat à Washington, où il suit une formation spécifique destinée aux enfants surdoués. Cette période de l’enfance et de l’adolescente a, sans nul conteste, façonné le caractère d’Abraham et sa vision du monde : la mort, vécue comme un traumatisme, une vision toute particulière de la famille et des relations humaines, la morale protestante, il s’agit de trois éléments récurrents de sa philosophie, forgés dès son plus jeune âge.
Abe n’a que 21 ans quand a lieu le « big bug ». Il n’a pas encore achevé ses études dans le double champ de l’informatique et de la neurologie, mais, coup de chance pour lui, la thèse qu’il est en train de rédiger traite justement des alternatives au réseau internet et à l’informatique cellulaire. Il a élaboré un système révolutionnaire qui propose d’adopter le mode de fonctionnement du cerveau humain au réseau informatique et le mode de transmission neuronale comme système d’échange de données entre les ordinateurs. Le réseau « Hypermind », que nous connaissons tous, et qui possède le très gros avantage de ne pas recourir aux satellites, perdus pendant le bug, mais à des petits « neurotransmisseurs » terrestres de 200 kilomètres de portée. »
Aucun problème, tout le monde sait ce qu’est la neuro-informatique. Les gosses ne sont pas si incultes que ça, c’est rassurant. Juste avant de continuer, Leila adresse un petit sourire à une des rares étudiantes qui assiste physiquement à son cours : la jeune femme est en train de prendre des notes avec un petit stylet sur une tablette en silicone. Ça fait plaisir de voir des jeunes qui connaissent encore l’écriture manuscrite. Elle repeigne un peu sa mèche rebelle et poursuit :
« Abraham présente son projet au département de la défense des Etats-Unis, sans succès, mais il est reçu avec enthousiasme à « Surfin’wave », le géant de la communication. On crée aussitôt un prototype qui fonctionne à merveille, puis dans la foulée, on fabrique les premiers terminaux neuro-informatiques en série, dans une usine secrète du Nord Dakota. Le produit connaît un vif succès. Très vite, d’autres grandes firmes nationales et multinationales adhèrent au système « hypermind », le seul réseau fiable de l’époque. Et lorsque, en 2073, « Dakota Kid » décide de mettre en place le « wincoin », une nouvelle monnaie virtuelle pour standardiser les échanges sur son réseau, c’est une extraordinaire réussite qui fait de lui, en à peine quelques mois, l’administrateur du marché financier le plus important du monde, après l’effondrement de toutes places boursières de la planète et des devises nationales. Abraham Windseller n’a pas encore 23 ans.
Son ton est très neutre, très professoral, et cela n’entraîne que peu de réactions de la part des étudiants, mis à part « C’est ennuyeux ». Elle le sait, elle est rébarbative, mais elle n’a pas vraiment le choix. Elle enchaîne sur la fondation du Winland, le 22 janvier 2076, en insistant sur les raisons qui ont poussé Abe à chercher un territoire indépendant et sécurisé pour y implanter les multinationales de son réseau. Elle parle du refus du président des Etats-Unis Willy Rodriguez de céder les deux Dakota, puis de l’acceptation de cette même requête par le gouvernement australien, qui vend aux holdings d’Hypermind un territoire grand comme deux états fédéraux américains, totalement désert, dans le Nord de l’île-continent, pour y fonder un nouveau pays, le Winland.
3.2
Soudain, en plein milieu du cours, le pass personnel de Leila se met à biper. Un message de Mike, priorité 3. « Un breakfast après ton cours ? Au Quiche-kawa de la butte Montmartre, dans 20 mn ?» Elle déteste recevoir des alertes en plein cours, Et Mike, son sex friend, abuse de l’appel d’urgence. Elle ne va pas se gêner pour le lui dire, tout à l’heure. Ou un autre jour, ce genre de message, ça lui donne plutôt envie de poser un lapin. D’un geste sec, elle annule le message et en profite pour repeigner sa mèche, qui vient de tomber pour la énième fois.
Elle continue, sur un ton peut-être plus véhément qu’elle ne l’aurait voulu.
« Tout cela nous conduit à la grande charte hypernationale, rédigée par Abraham Windseller, signée le 22 décembre 2078 par 173 chefs d’état et représentants des plus hautes sphères de l’économie planétaire, et qui est toujours en vigueur aujourd’hui. Contrairement à ce que nous rabâche la com-info Winlandaise, ce n’est pas une charte planétaire, loin s’en faut : la Chine a toujours refusé de la signer, l’Inde, l’Eurafrique et l’Asie occidentale ne l’appliqueront que 60 ans plus tard, après la seconde guerre civile mondiale. La charte, en 2078, ne concerne que les régions côtières du Pacifique, qui devient le centre névralgique des échanges planétaires, le nouveau « Mare Nostrum » de l’époque contemporaine : le Winland Océanien, bien sûr, et son allié les « Hyper-states of America», « Sunrising », un conglomérat politico-financier d’Extrême-Orient et du Sud-Est asiatique, quelques états d’Amérique latine et l’Indonésie, zone tampon entre les deux super-puissances rivales, la Chine et le Winland.
Une autre erreur, elle aussi colportée par la com-info Winlandaise, est de considérer que la grande Charte de 2078 possède une portée humanitaire et universaliste, comme l’avait la déclaration des droits de l’homme de l’ONU de 1945, qui servait de référence pour l’époque antérieure. La charte de Windseller ne s’intéresse pas du tout au sort de l’humanité, elle s’adresse exclusivement à une toute petite élite de 5% de la population mondiale, ainsi qu’aux dirigeants des grands holdings planétaires, pour leur garantir des lieux sécurisés partout dans le monde, où ils pourront vivre et échanger librement. Dans chaque état de la planète, des zones franches internationales sont créées, les fameuses « hypernations », qui utilisent le même réseau, la même monnaie et s’engagent à respecter les 10 points de la grande Charte dans leur périmètre. Ces stations sont les seuls lieux autorisés pour l’utilisation d’Hypermind, et, d’après le point nº3, celles-ci « ne pourront jamais excéder 5% de la population ni de la superficie de chaque nation dont elles proviennent». La principale obsession pour les signataires de la charte est d’éviter les zones virtuelles de non-droit, les virus et le cyber-terrorisme, qui avaient fait tant de dégâts pendant la guerre. Abe Windseller rejette donc catégoriquement le principe d’un même réseau pour l’ensemble de la population mondiale, son idée est de perpétuer le modèle globalitaire et libéral d’avant le bug, mais en vase clos, uniquement pour les classes les plus favorisées de la planète. Un système hermétique d’organisation sociale qui exclue totalement le peuple, jugé dangereux et peu productif, en un mot, un gigantesque « apartheid planétaire ».
Avec la charte, c’est le système « néo-féodal » qui s’impose, et qui définit clairement trois castes totalement étanches : les hypernationaux, les nouveaux nobles d’aujourd’hui, 5% de la population mondiale, qui vivent dans l’opulence de leurs bulles sécurisées ; les nationaux, privés du réseau « hypermind » et des échanges planétaires, qui habitent à l’ombre de ces bulles et dépendent d’elles ; et, enfin les parias apatrides, qui n’ont aucun droit, aucune existence légale. »
39% de désaccords idéologiques. Leila a peut-être un peu forcé le trait, mais Mike l’a énervée, et puis, au fond, ça ne la dérange pas tant que ça d’appeler un chat un chat de temps en temps, quitte à faire un peu de remous. Après tout, son métier n’est-il pas, justement, celui d’éveiller les consciences ? De toutes manières, il est 9 :48 et c’est bientôt la fin du cours, si elle ne commet pas de nouveau dérapage, elle n’atteindra pas la barrière fatidique des 50% de mécontents.
« Pour conclure, je dirai que le grand gagnant de la guerre, c’est bien entendu le Winland, un état qui vient tout juste d’être créé et qui, grâce à la Charte, va connaître un essor prodigieux. En effet, Hypermind, ce n’est pas simplement le réseau des hypernations, c’est aussi et avant tout celui du Winland. A la fin de la guerre, il s’agissait encore d’un pays de taille moyenne et sans aucun habitant, mais dans les années 2080, quand le Winland fusionne avec le reste du continent Australien et qu’Abe Windseller ouvre le pays à la colonisation de masse, le déséquilibre se crée, et le Winland devient vite un géant en comparaison des autres hypernations, limitées géographiquement et démographiquement par le point nº3 de la charte. À la veille du second conflit mondial, le Winland compte déjà 200 millions d’habitants, soit dix fois plus que les hyperstates ou que « Sunrising Japon-Corée ». La domination Winlandaise est telle que les hypernations deviennent très vite de simples colonies océaniennes. Cette suprématie sera contestée en 2123, avec un résultat mitigé, à l’occasion de la seconde guerre civile planétaire. Mais si vous le voulez bien, nous aborderons ce point lors de notre prochain cours. »
9h59. Elle finit son cours avec 75% d’absentéisme, et 41% de désaccords. Une catastrophe, mais elle s’y attendait. Il ne lui reste qu’à répondre aux questions jugées les plus pertinentes par les étudiants. En général, les plus votées, ce sont les plus sottes ou les plus dépourvues d’intérêt, Leila n’a jamais eu aucun mal à s’en départir. Les questions d’aujourd’hui s’inscrivent sur son mur, les unes après les autres. La première est particulièrement stupide, mais hélas, révélatrice des aspirations jeunistes du moment :
« Pourquoi, alors que « Dakota kid » était le banquier planétaire à 23 ans, l’âge de la majorité vient de passer à 26 ? ».
La seconde frise l’insolence :
«Comment a fait la prof pour se peigner ce matin ?»
Mais la palme revient à la troisième. Leila demeure bouche bée devant la méchanceté du commentaire, plébiscité par 82% des étudiants :
« Comment pouvez-vous affirmer que les castes sont hermétiques, lorsque votre simple présence nous prouve le contraire ? Votre père était paria, votre mère nationale, et vous, vous avez acquis l’hypernationalité francilienne, n’est-ce pas ? Trouvez-vous vraiment éthique de critiquer les hypernations, alors qu’elles vous ont si généreusement accueillies ? »
Leila répond, sans desserrer la mâchoire :
« S’il y a une chose que je ne tolèrerai jamais, au grand jamais, c’est que des petits morveux nantis me parlent de ma mère et de ma vie privée. 24 ans ou 26 ans pour l’âge de la majorité je m’en contrefous, je peux juste vous dire que celui qui a posé cette question doit avoir un âge mental de 7 ans maximum, quant à ma mèche, je vais vous faire une confidence : elle est encore moins rebelle que ma touffe, parce que je ne suis pas une « jolie dolly » toute dépilée, moi, je suis une sauvageonne à moitié paria. Et cette sauvageonne, elle vous emmerde cordialement. Je crois que j’ai répondu à toutes vos questions, donc la séance est finie. Et comme ce sera très certainement mon dernier cours ici, après ce qu’il vient de se passer, je vous dis adieu, chers élèves, et bonne chance pour vos petits examens. »
Elle éteint son pass, rageuse, juste au moment où l’audience commençait à grimper de manière vertigineuse.
3.3
Que faire ? Hors de question de se rendre tout de suite au bureau de la fondation pour présenter sa démission, elle est trop énervée pour ça. Ni au « breakfast» de Mike, vu son état, ce serait la séparation assurée… Elle a envie d’être seule et qu’on lui fiche la paix, ne serait-ce qu’une matinée, mais elle sait que bientôt son pass sera saturé d’appels de priorités 3 ou 4, voire 5, auxquels elle ne pourra pas éviter de répondre. Sauf si elle va chez sa mère, en zone nationale où on ne capte pas le réseau hypermind, juste « France-net » et « interlope ». Là-bas, personne n’ira la chercher, quel habitant de l’hypernation francilienne sait où se trouve le la cité des 600 blocs, perdue quelque part dans l’immensité des quartiers cubiques périurbains de la grande ceinture sud parisienne ?
Elle se dirige vers le parking multinavettes, à l’autre bout de la New- Sorbonne, en courant dans les couloirs roulants pour aller plus vite. Avec un peu de chance, sa directrice n’est pas encore au courant de la fin de sa classe. Hélas, à peine a-t-elle ouvert sa portière, son pass se met à biper.
« Appel alerte 4. Joana Petrovic, directrice de la fondation.
- Je ne réponds pas. Véhicule pass, va au check point de la porte de Luzarches.
La navette démarre doucement, et continue de débiter.
- Alerte 3, Mike. Alerte 4, Joana Petrovic.
- Non, je ne réponds pas.
- Notification priorité 5: vous avez perdu un point de nationalité pour insultes en lieu public. Vous disposez de 15 jours pour contester la décision auprès du département de l’identité francilienne. Alerte 4, Mike. Alerte 5, Joana Petrovic. Alerte 5, association des parents d’élèves de 1ère année.
- Non, non, non ! Je ne réponds pas, j’ai dit ! Véhicule pass, ouvre la vitre pilote. »
Leila, excédée, jette son laserpencil par la fenêtre, et continue de piloter manuellement. Conduire soi-même et se retrouver sans connexion sont deux infractions graves au règlement des hypernations, mais depuis quand une fille de paria respecte-t-elle les lois ?
Elle ralentit en arrivant au chek-point. Des centaines de navettes attendent de franchir le poste frontière entre Hyper-Paris et la zone nationale. Au premier contrôle automatisé, elle passe par une reconnaissance oculaire d’identité, tandis qu’une arche mobile scanne sa navette. Ensuite, elle doit répondre gentiment aux questions du pass-douanier, et écouter ses recommandations, qu’elle connait par cœur.
«Leila Husein. Vous sortez de la zone hypernationale et du réseau hypermind. Vous serez soumise aux lois de l’état national Franco-Wallon qui ne garantit ni votre sécurité physique, ni l’hygiène de l’eau, de l’oxygène et de l’alimentation. Souhaitez-vous continuer ?
- Oui, répond Leila, énervée.
- Les wincoins hypernationaux ne sont pas admis dans l’état national Franco-Wallon. Souhaitez-vous acquérir une carte de francocrédits ?
- Non, répond Leila, qui a toujours quelques jetons nationaux dans sa navette, et qui de toute façon n’a plus de laserpencil pour réaliser la moindre tractation commerciale.
- En franchissant la frontière, tous vos dispositifs pass se connecteront automatiquement sur le réseau France-net et perdront leurs données hypermind jusqu’à votre retour en zone hypernationale. Nous vous rappelons que la conduite est manuelle, les limitations de vitesse sont de 500 kilomètres-heures par voie aérienne et 200 par voie terrestre, qu’il est strictement interdit de quitter les axes balisés, et que le port du masque est obligatoire en extérieur. Bon voyage et bienvenue en France-Wallonie, Leila Husein. »
Leila râle, mais elle sait que ces formalités douanières auraient duré au moins une demi-heure, au lieu de cinq minutes, si elle avait été simplement Franco-Wallone et non hypernationale. Parfois plus, en cas de fouille au corps.
Elle décolle en direction du Sud-Est, pour rejoindre l’axe aérien national Paris-Lyon. La voie est en principe jalonnée, mais on ne distingue pas toujours très bien les signaux lumineux dans le ciel, tout le monde dépasse allègrement la limite de vitesse autorisée, certaines navettes sont de vraies épaves, sans compter les pilotes qui, en dépit des interdictions, optent pour voler hors-piste. Les accidents sont nombreux et Leila n’est plus très habituée à conduire elle-même, après tant de temps passé à Paris-Valois.
En prenant un peu d’altitude, le paysage qu’elle distingue depuis sa navette arrive à lui faire oublier, un instant, ses tracas. En dix ans de journalisme pour « All Humans news», elle a eu l’occasion de survoler de somptueux panoramas partout dans le monde, mais elle chérit tout particulièrement celui du bassin parisien, sa terre natale. Surtout par une matinée ensoleillée d’été, comme aujourd’hui. À sa gauche, l’hypernation ultramoderne s’étend sur les plateaux du Valois entre l’Oise et la Marne. Ses places et ses avenues sont couvertes de gigantesques toits translucides et de coupoles oxygénées qui permettent d’y circuler sans masque, et, vues d’en haut, on dirait les écailles d’un immense poisson dont les reflets scintillent au soleil, et qui naviguerait dans une mer de capteurs solaires et de serres en polyplastique de l’agriculture synthétique, la plus importante de toute l’Europe occidentale. A sa droite, aussi sous contrôle hypernational, la cité-musée de Paris, et la silhouette fantomatique de ses ruines millénaires qui surnagent dans le grand marais des boucles de la Seine ; avec, au milieu, jaillissant des eaux, l’emblème de la ville, d’à peu près un demi-kilomètre de hauteur : la très fameuse grue du Trocadéro, construite à l’origine pour soutenir une tour métallique de l’âge industriel qui menaçait de s’effondrer après l’inondation de 2133, et qui est finalement tombée 50 ans plus tard.
Un quart d’heure après, le paysage n’est malheureusement pas aussi réjouissant. Des cubes à perte de vue, parfois détachés les uns des autres et posés au hasard sur le sol, parfois empilés pour former des blocs compacts de 15 à 20 étages, ou emboîtés sans cohérence comme des Tetris hologrammiques juste avant le « Game Over » dans de gigantesques polygones de plusieurs kilomètres de long. L’immense majorité des nationaux vit dans ces cubes de 5 m de côté, tous absolument identiques, hormis la couleur, seule touche de fantaisie et de personnalité autorisée. Leila connaît bien ces cubes monofamiliaux, elle a vécu avec sa mère pendant près de vingt-cinq ans dans l’un d’entre eux, peint en rose fuchsia.
La zone des cités cubiques s’achève et Leila survole à présent une vallée boueuse, dépourvue d’arbres et de végétation, mouchetée de villages et de bourgs délabrés vieux de 150 ans ou plus : le « No man’s land », où vivent les parias dans des conditions insalubres. Leila est allée trop loin. Elle fait une embardée sur l’axe national pour repiquer en direction des cubes, et comprend bientôt pourquoi elle s’est perdue : une cité hexagonale de près de mille habitats, qui lui servait de point de repère, a disparu depuis la semaine dernière. Sans doute une inondation ou une menace de razzia apatride, qui a motivé le déboulonnage de tous les cubes de la cité pour monter le quartier ailleurs. C’est le grand avantage de l’habitat cubique, il est mobile et peut s’emboîter n’importe où, en fonction des circonstances. L’inconvénient, bien entendu, c’est que dans ce monumental chaos urbanistique, on peut aisément perdre sa maison, du jour au lendemain, et mettre des semaines à la retrouver. Après vingt minutes passés à tourner en rond, Leila aperçoit enfin les ruines du vieux château de Fontainebleau, à quelques centaines de mètres de la cité des 600 blocs où habite sa mère.
Elle pose sa navette à l’entrée du quartier, contrôlée par trois gardes de sécurité, armés de laserguns. Leila n’a pas de pencil pour prouver son identité, et les gardiens refusent de la laisser passer. Finalement, elle leur offre à chacun un jeton de franco-crédits, et obtient aussitôt la permission de franchir le barrage. Ensuite Leila gare sa navette sur le balcon du 5ème étage du bloc H, pâté nº13, et pénètre dans le cube maternel.
« Mais qu’est-ce que tu fais là, ma fille ? Ce n’est pourtant pas le week-end.»
Khadija, la mère de Leila, sort de la kitchenette où elle était en train de préparer des beignets de pois chiche au beurre rance. Au premier coup d’œil, elle devine le désarroi de sa fille, et adopte aussitôt une mine préoccupée, qui accentue encore les nombreuses rides de son visage sexagénaire.
- Ne me dis pas que tu t’es fâchée avec ton fiancé ? Tu ne devrais pas, ma fille, Micky c’est quelqu’un de bien.
- Et qu’est-ce que tu en sais, s’il est bien ou pas, maman, tu ne l’as jamais vu.
- Mais si, on a parlé ensemble avec ton truc, là…
- Le visiophone inter-réseaux.
- Oui, c’est ça. Il est très élégant et très poli, ce garçon. Il me plait beaucoup, Micky, plus que ton ancien fiancé, pour tout t’avouer. Il m’a dit qu’il avait hâte de me connaître en personne.
- Ah oui ? Et pourquoi il n’est jamais passé te rendre visite ici, s’il est tellement pressé de te voir ?
- Tu dis des bêtises, Leila. Tu sais bien que les gens comme lui n’ont rien à faire en zone nationale. C’est dangereux, c’est sale, et puis mon cube est trop petit, je ne peux pas décemment le recevoir ici. Le jour où il fécondera un de tes ovules, j’aurai un permis spécial pour aller voir votre embryon à la clinique. Là, je pourrai enfin visiter l’hypernation et le rencontrer en personne.
Le commentaire exaspère Leila au plus haut point.
- Je ne sais pas ce qu’il lui a pris, à Mike, de te parler de ça l’autre jour par le visiophone. On n’a encore rien décidé de concret, c’est juste une idée en l’air, pour l’instant. Mais je ne suis pas du tout sûre de vouloir un enfant avec cet homme, alors ne te fais pas trop d’illusion, d’accord ?
- Par la Vierge et la mère du Prophète, s’écrie Khadija en se signant, ma fille, ne me dis pas ça. Tu as déjà 43 ans, c’est le moment où jamais. Tu le sais, ça, au moins ?
- Pas dans les hypernations, maman. Aujourd’hui, avec la procréation assistée, je peux être mère à 75 ans si je veux.
- Oui, mais moi, je ne serais plus là pour voir mon petit-fils », répond la mère en éclatant en sanglots. Leila l’enlace et lui murmure :
- T’en fais pas, maman, je ne me suis pas fâché avec Mike.
- Alors qu’est-ce qui t’arrive ?
- Rien. Le boulot, l’université. J’ai eu une matinée épouvantable.
- Si c’est à cause de ton travail, je ne m’inquiète pas, alors. Ça s’arrangera. Tu es la fille la plus compétente de ta génération, le problème c’est que parfois tu es trop perfectionniste. Et trop fière, aussi… »
Leila connaît la suite par cœur. Elle devrait être plus soumise, plus féminine, plus conventionnelle, écouter plus souvent sa mère et surtout, fonder au plus vite une famille pour consolider son hypernationalité si chèrement acquise. Elle tranche, avant que sa génitrice n’ait fini sa litanie habituelle de reproches :
« Oui, tu as raison, comme toujours, maman. Allez, je vais un peu à l’étage, appelle-moi pour déjeuner, d’accord ?»
Elle embrasse de nouveau sa mère, puis elle monte l’escalier pliant quatre à quatre, avant de s’effondrer en larmes sur son lit.
3.4
Sa minuscule chambrette n’a pas changé depuis qu’elle est étudiante, toujours aussi encombrée de bibelots inutiles et de vieilleries, que Leila, passionnée d’histoire, collectionnait à l’époque : des peluches Disney, des livres en papier, une toupie de la fin 19ème… Elle a même une Strawberry d’avant le bug, une véritable relique du temps où on utilisait encore écrans et claviers, qu’un de ses amis archéo-informaticien a réussi à faire fonctionner partiellement. Leila s’en empare, et fait défiler, avec son index, les quelques images 3D qu’elle a pu y enregistrer. Les meilleurs moments de sa vie. Elle sait que ces clichés risquent de faire couler quelques larmes supplémentaires, mais Leila, d’humeur nostalgique, ne peut s’empêcher de les visionner à nouveau.
La première icône date du jour de son baptême œcuménique. C’est un adorable bébé joufflu, avec des bouclettes irrésistibles… Et déjà, sa mèche rebelle sur le front. Sa mère Khadija a juste une vingtaine d’années, elle porte son enfant dans ses bras avec un sourire de petite fille espiègle, et son mari est là aussi, à côté d’elle, qui observe la créature d’un regard fier et protecteur… C’est la seule icône que Leila possède de son père. Enfin, du mari de sa mère, pour être plus exact, puisque l’homme abandonna le foyer familial deux ans plus tard, fou de jalousie, en apprenant qu’en réalité, il était stérile et ne pouvait donc pas être le géniteur de Leila. Khadija avait, en secret, engagé un inséminateur, un pauvre paria qui gagnait sa vie à procréer, à la manière traditionnelle, des rejetons pour les couples nationaux qui n’avaient pas les moyens suffisants de s’offrir un programme de fertilité. Quand le mari de Khadija se rendit compte de la supercherie, il ne se contenta pas de claquer la porte, il informa aussi les brigades identitaires, qui, contrairement aux autres organismes gouvernementaux, répondirent aussitôt à l’appel : en cette époque d’infertilité généralisée, il est en effet primordial pour les États de connaître les gênes de chaque individu, afin d’éviter les unions incestueuses. L’enfant reçut donc sur sa fiche d’identité nationale la mention «père apatride inconnu », et tout le quartier fut, bien entendu, très vite au courant. Dès son plus jeune âge, Leila fut victime de vexations de la part des minots de la cité. « Fille de Karba », « bâtarde », « chienne apatride », elle a tant de fois entendu ces insultes qu’elle a du mal à comprendre pourquoi elle a aussi mal pris la remarque sur ses origines, tout à l’heure, à l’université. « Certaines blessures ne cicatrisent jamais, même avec la chirurgie clonique », soupire Leila, tout en passant son doigt sur sa Strawberry pour changer d’icône.
Elle s’arrête sur une seconde image, qui date du 17 décembre 2203. Le plus beau jour de sa vie. Leila vient d’être reçue 86ème au concours d’accès à l’identité hypernationale organisé par Paris IDF. Juste 100 hyper-identités attribuées tous les cinq ans et des centaines de milliers de candidats, une épreuve bien plus difficile que n’importe quel supermaster universitaire, mais Leila était tout à fait préparée. Durant toute son enfance, elle a fui les sévices des enfants du quartier en se réfugiant dans sa chambre pour étudier, à longueur de journée, les programmes de télé-enseignement de « All Humans », et des ouvrages pédagogiques piratés sur « interlope », dans le fol espoir de sortir un jour du ghetto des 600 blocs. Et grâce à toutes ces heures passées à lire et écouter, elle obtint, au concours, la première note en Culture hypernationale, la seconde en Français et une des dix premières en International English et Neuro-informatique, ce qui lui permit de rattraper une notation plutôt médiocre reçue pour son « profil moral, psychologique et génétique », où son hérédité paternelle l’avait extrêmement pénalisée. Une fille de paria devenue hypernationale, c’était un beau pied-de-nez à l’apartheid global. Cela d’ailleurs n’échappa pas aux médias et elle devint, grâce à «All Humans », une célébrité à Paris-Valois, un symbole pour la génération contestataire issue du mouvement de mai quatre-vingt-dix-huit qui avait failli révolutionner l’hypernation francilienne. Ce ne fut, bien sûr, qu’une mode passagère, et lorsque, un an plus tard, Leila quitta Paris pour parcourir le monde avec l’équipe de la « All Humans news », les gens l’oublièrent aussitôt.
Une des icônes provoque chez Leila une très vive émotion. C’est un cliché pris à Manaus, dans le cadre d’un reportage sur la désertification de l’Amazonie, il y a peut-être dix ans. Son époque aventurière, en tant que reporter de guerre pour « All Humans ». Sur l’image, elle se trouve en compagnie de Steven Hessel, son professeur et mentor, et de Sydney, son collègue, son ami et accessoirement « sex friend ». Enfin, c’était la manière dont elle le présentait en société. En réalité, Sydney et elle formaient un tandem inséparable, un véritable couple, soudé par les situations extrêmes vécues ensemble au fil des conflits planétaires et des catastrophes environnementales. Hélas, Sydney mourut en mars 2217, perforé par un trait laser, alors qu’il cherchait à traverser la frontière chinoise. Depuis ce jour, plus aucun étranger n’a pu pénétrer les territoires de l’Empire, et Leila a renoncé aux reportages pour devenir professeure à la new-Sorbonne.
Sa mère, qui l’appelle pour manger, la soustrait de ses souvenirs. Leila éteint sa Strawberry, sèche ses larmes et abandonne la chambre. Après le repas, tandis que Khadija débarrasse et fait la vaisselle à la main, -son programme d’assistance ménagère est en panne depuis des mois-, Leila visionne une émission stupide de « France net », avachie dans le polysofa du living. Ensuite, elle jette un œil par un des vasistas du cube. Il est six heures de l’après-midi, la grosse chaleur est tombée et les habitants du quartier commencent à sortir. Personne ne porte le masque, malgré les interdits gouvernementaux, mais les jours sans nuages le risque est minime et puis, c’est tellement agréable de respirer l’air frais que ça vaut bien la peine d´écourter sa vie de deux à cinq ans. Leila prise tout particulièrement cette l’ambiance des après-midi d’été dans les cités nationales, avec ses gosses qui jouent au bloody-ball entre les cubes, ses vendeurs ambulants de nems et d’accras et ses dealers qui trafiquent du THC en barre ou des euphorisants jasmin, ses game-bars où se réunissent les jeunes pour jouer, danser et trouver de nouveaux sex friends, ses groupes de raï-musette et de smurfin-java à chaque coin de bloc... Leila adorerait faire un tour, malheureusement, il y a cet imbécile de Frédo, qui a repéré sa navette hypernationale garée sur le balcon du cube de sa mère, et qui guette à l’angle du pâté. Frédo, qui l’a harcelée pendant toute son adolescence, jusqu’au jour où elle a eu l’idée géniale de lui faire croire qu’en réalité il était son demi-frère, vu que leur deux mères avaient engagé le même inséminateur. Leila ne l’a plus jamais revu, jusqu’à aujourd’hui… Le garçon a dû enfin comprendre que c’était un grossier mensonge...
Du coup, elle repart dans sa chambre et passe la fin de son après-midi à réfléchir et déprimer, vautrée dans son lit-pliant. Elle pense à son cours de ce matin, et à « All Humans », sa seule vraie patrie, son seul idéal pendant toute sa vie, et qui est en train de basculer vers le conventionnalisme et le servilisme vis-à-vis des puissants. Pourtant « All Humans », c’était le dernier bastion de la pensée indépendante, l’épine au pied des hypernations, la mauvaise conscience du monde. C’est dans cet esprit que les mouvements altermondialistes avaient lutté, il y a 150 ans, pour obtenir que leurs revendications égalitaristes figurent sur le point nº10 de la grande charte : « les hypernations devront allouer 10% de leurs bénéfices aux zones nationales sous leur juridiction, en concept d’aide humanitaire et environnementale. Deux organismes « a-nationaux » indépendants sont créés, qui siègeront à Punta Arenas, en Terre de Feu : « Blind Justice », le tribunal suprême qui règlera les litiges entre les hypernations, et « All Humans », qui veillera à ce que celles-ci respectent leurs engagements vis-à-vis des zones nationales, et qui servira de porte-parole aux populations privées de nationalité sur le réseau hypermind». Bien entendu, les fameuses subventions n’ont cessé, au cours du 22ème siècle de se réduire, jusqu’à atteindre la portion congrue, mais l’organisation avait toujours réussi à garder son indépendance et sa capacité de mobilisation. En tout cas, jusqu’aux mouvements contestataires de 2198. Depuis, les grandes puissances ont opté pour noyauter l’organisation, clairement identifiée comme épicentre de la révolte. Les familles hypernationales ont investi des millions de wincoins dans les universités « All Humans » et les associations de parents d’élèves pèsent aujourd’hui plus lourd dans les décisions que la commission pédagogique de la fondation ; quant au Winland, il arrose l’organisation de cadeaux promotionnels pour faire triompher le « Winland’s way of thinking ». Par exemple, l’équipement du réseau universitaire de la new-Sorbonne, avec ce satané système d’ «enseignement interactif sur réseau » que Leila est forcée d’utiliser depuis 3 ans. Soit disant un système pour développer « la démocratie participative directe». Une vraie arnaque, en réalité, dès lors, ce sont les étudiants qui contrôlent ce que le professeur a le droit ou pas de dire. « Le client est roi », dans le plus pur style de la « démago-dictature » Windsellerienne… Oui, la dictature la plus efficace, c’est bien celle du plus grand nombre, songe Leila avec amertume. Si elle perd son boulot, elle abandonnera « All Humans », c’est décidé, et elle pourra peut-être trouver un job de modératrice d’Agora culturelle, ou de préparatrice d’examens.
Tout d’un coup, alors qu’elle vient de décider de rentrer à Paris-Valois pour dormir chez elle, elle entend une sonnerie tout à fait particulière : celle du visiophone qu’elle a offert à sa mère, pour parler avec elle depuis l’hypernation. L’appareil sert exclusivement pour communiquer entre les différents réseaux, et Khadija ne connaît personne en dehors de la zone nationale. Il s’agit donc d’un appel pour Leila, de la part de quelqu’un qui connaît son numéro secret. Mike, à coup sûr. Elle refuse de répondre, mais finalement, à la troisième alerte, elle cède et s’écrie, hors d’elle.
« Mike, tu ne sais pas à quel point tu m’énerves avec tes appels intempestifs !
- Mike ? Tu m’appelles Mike maintenant ? Dans ma vie j’ai eu le droit à tout type de surnoms, mais jamais celui-là, je te l’assure…
- Oh, merde ! Steven ! Mais comment tu as eu mon numéro de visio ?
- Après 35 d’enquêtes pour « All Humans news», tu crois qu’un vieux briscard comme moi serait incapable de trouver le code secret d’un vulgaire visio ? Tu me sous-estimes, chère ex-élève !
- Oh pardon, Herr Professor Hessel. »
Leila se met à rire, ravie par cet appel surprise. Elle connecte l’image hologrammique, pour mieux voir le visage fripé et la mine débonnaire de son vieil ami.
« D’où tu m’appelles, Steven ?
- De Punta Arenas.
- Ouf, ça va, au moins chez toi il fait froid, ici il fait une canicule pas croyable.
- Et bien détrompe-toi, au contraire ici il fait chaud. Trop chaud, en tout cas. Mais bon, sinon, tu imagines bien que je ne t’appelle pas pour te parler du temps qui fait, n’est-ce pas ?
- Quoi, à propos de mon cours de 1ère année ? Tu es déjà au courant ?
- Oui, moi et…. Au moins 25 millions de personnes sur Hypermind… En un seul jour, le même chiffre qu’une superproduction du Winland, dis-donc. Si ça continue, ce sera le reportage de « All Humans » qui aura eu le plus d’audience de l’histoire !
- Eh merde… Bon, tu m’appelles pour m’engueuler ou quoi ?
- Tu es folle ! Au contraire, j’ai adoré ton intervention. Comment tu leur as rivé leur clou, à ces petits imbéciles des hypernations.
- Merci. N’empêche qu’en attendant, j’ai perdu mon job…
- Oui et non. C’est justement pour ça que je t’appelle. Ce matin, vers onze heures, j’ai parlé avec ta directrice, Joana Petrovic, puis avec le boss des news. Ils voulaient te virer de «All Humans », mais je leur ai répondu qu’on avait besoin de gens comme toi, brillants et surtout intègres. Il y a trop de petits chefs qui bouffent dans la main du Winland dans l’asso, ça en devient écœurant.
- Je ne te le fais pas dire… Et alors, qu’est-ce qu’ils ont dit ?
- Et alors… Ça t’intéresse de te remettre à bosser pour « All Humans news» ? Il y a un reportage à faire, sur la contrebande dans le détroit de Gibraltar. J’ai pensé à toi, parce que tu parles à la fois arabe et espagnol, et puis tu connais bien le monde des parias…
Leila marque un temps, puis d’une voix décidée, répond :
« Oui, évidemment que j’accepte
- Excellent. Tiens, je viens de recevoir une dépêche qui pourrait t’intéresser. A la base sanitaire de “All Humans” de l’estuaire du Guadalquivir il y a un patient trabendiste qui vient de traverser le détroit de Gibraltar en pleine tempête cyclonique. Tu t’imagines le degré de misère de ces gens-là pour qu’ils risquent leur vie de cette manière ?
- Tu as raison, ça pourrait faire un bon début pour mon reportage. J’ira là-bas dès demain matin.»
Tant pis pour sa mère, pour Mike, et pour l’enfant que ces deux là avaient programmé sans elle. Il naîtra dans dix ans, le gamin, ou même vingt ou trente, Leila n’est pas pressée.