ACTE 1 : ÉTÉ 77. PACO.
Scène 1.
(Paco seul, puis Consuelo, puis Mercedes.)
Paco porte un costume avec un bandeau noir cousu sur la manche, en signe de deuil. Il est seul sur le perron, et parle avec une personne qu’on ne voit pas. Tout en parlant, il essuie la sueur de son front avec un mouchoir.
PACO : Merci, Doña Virtudes. Oh oui, vous avez raison, c’était un homme juste. Et bon. Non, on n’en fait plus des hommes comme lui… Tout à fait. Au revoir, Doña Virtudes. Mes amitiés à votre fils. Oui, je sais, vous avez beaucoup prié pour mon père. La Sainte Vierge aussi. Qui ? Saint Lazare ? Bien sûr, lui aussi, vous avez raison, on ne sait jamais… Merci, et au revoir, doña Virtudes. Oui… Oui… mmmoui… Un grand homme, assurément. Et un grand malheur, pour sûr… Eh oui, ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers. Oui, au revoir, Doña Virtudes. Tout le village, c’est vrai… Doña Virtudes ? Ça vous dérange si nous allons à l’ombre, il fait très chaud, là… Comment, vous partez ? Ah, tant mieux ! Je veux dire, à bientôt ! Au revoir, Doña Virtudes, c’est ça, au revoir, embrassez bien votre fils de ma part. Et Saint Lazare aussi, au revoir.
(Il agite son mouchoir en signe d’adieu, avant de marmonner entre ses dents.)
Putain de vieille !
(Il entre dans la maison.)
Consuelo ! Consuelo ! De l’eau ! J’ai soif !
(Il s’avachit dans un des fauteuils du salon. Consuelo apparaît au bout d’un moment avec une cruche, un verre et une bouteille de rosé. Elle porte une robe noire et un tablier blanc. Ses cheveux sont recueillis dans un chignon.)
CONSUELO : Désolée, Paco, je suis débordée. Je dois finir de ranger les couverts, et après, préparer les chambres d’invités. On aurait dû engager une bonne.
PACO : Une bonne ? Bah… Et ta belle-sœur Mercedes, elle ne t’aide pas ? Elle est où ?
CONSUELO : Elle est partie se baigner dans le Pisuerga avec les gosses et tes deux frères.
PACO : Ils sont tous là-bas ?
CONSUELO : Sauf ta fille aînée qui est restée pour s’occuper du bébé.
PACO : Au moins une qui a le sens du devoir dans cette famille. Et les autres, quelle idée d’aller se baigner un jour pareil ! Avec Père qu’on a enterré ce matin ! Tu trouves ça décent, toi ?
CONSUELO : Mon chéri, il fait si chaud aujourd’hui… Et puis les gosses de ton frère ne tenaient pas en place. Profites-en pour te reposer un peu, va, avant qu’ils reviennent.
PACO : Tu as raison. Ça fait deux jours que je n’ai pas fermé l’œil. La veillée funèbre hier, le cimetière ce matin… Toutes ces mondanités d’usage… Je suis crevé. Allume un peu la radio, et va me chercher mon coussin, Consuelo.
(Consuelo allume la radio : pendant toute la scène, on entend des informations de 1977. Felipe Gonzalez parle du projet de constitution lancé par le gouvernement Suarez, on mentionne le quarante et unième anniversaire du putsch de Franco, en 1936, on parle de la chaleur dans la province de Valladolid, et on entend quelques publicités de l’époque. Pendant ce temps, Paco lève les pieds pour que son épouse lui retire ses chaussures. Consuelo s’en empare, et revient avec des espadrilles et un coussin. Elle place les espadrilles sous le fauteuil, donne le coussin à son mari, et va vers la cuisine. Tandis que Paco dort, elle prépare le dîner dans la cuisine. Bientôt, apparaît Mercedes sur le perron, habillée de façon estivale : jupe courte et chemisier. Elle rejoint Consuelo et l’aide à préparer le dîner, avec toujours la radio en fond sonore. Tout à coup, on entend des rires d’enfants. Paco se lève. Il bâille, lisse sa moustache, et éteint la radio.)
PACO : Consuelo !
CONSUELO : J’arrive !
PACO : Ce sont les gosses de Manuel qui font ce boucan ?
CONSUELO : Oh, désolée, Paco. Je vais leur demander de se taire.
PACO : Laisse tomber, tant pis. Je me coucherai tôt ce soir, c’est tout. Et puis, c’est Manuel qui devrait les faire taire, pas toi. Ce qu’ils sont mal élevés, ses gosses !
CONSUELO : Bah, des gosses de la ville. Un peu trop gâtés, oui.
PACO : Une bonne taloche à chacun et affaire classée, mais Manolo n’a pas assez de couilles pour ça… À propos, il est là, Manuel ?
CONSUELO : Non, il est allé faire un tour avec Fernando. Avec Mercedes, on va faire manger les enfants, on dînera entre adultes, plus tard.
PACO : Un tour ? Décidément, ils ont la bougeotte, mes deux frères. On ne les voit jamais au village, et le jour de l’enterrement de leur père, n’importe quelle excuse est bonne pour filer à la française. C’est du joli.
CONSUELO : Allons, mon chéri, ne t’emporte pas. Manuel est souvent là, quand même. Pour les vacances…
PACO : Oui, mais jamais quand on a besoin de lui. Et quand il est là, il n’en a que pour ses gosses. « Mes enfants, ceci est une patate. Une vraie patate de la campagne, pas comme celles de Madrid. N’est-ce pas que vous n’en avez jamais goûté, des comme ça ? Cet après-midi on ira voir comment on plante les patates ». Des patates… Pathétique !
CONSUELO : Tu es méchant avec lui, quand même… Il aime ses enfants, c’est tout.
PACO : C’est vrai, je suis dur, en fait il a bon fond, Manuel, mais c’est un mou. Par contre, Fernando…
CONSUELO : Oui, Fernando, c’est différent. Mais il est venu, lui aussi, après toutes ces années. C’est ça qui est important.
PACO : Oui, il est venu, une fois que Père est mort. Pour l’héritage, quoi…
CONSUELO : Ne dis pas de bêtise, Paco. Fernando a certainement de très gros défauts, mais celui-là, je ne crois pas.
PACO : Mouais… Ça reste à prouver. Peut-être que maintenant, passé la trentaine, il a de nouveaux besoins, va savoir. En tout cas, il ne manque pas de culot, ce Fernando. Refuser de communier à la messe. Tout le village l’a remarqué. Quoi ? Il veut montrer à tout le monde que c’est un rouge, c’est ça ? Il aurait pu mettre ses convictions au vestiaire, un jour comme aujourd’hui, quoi, merde ! Non, il fallait se faire remarquer. Déjà qu’avec ses cheveux longs…
CONSUELO : Paco, ton frère a toujours été comme ça, et toutes ces années en France, ça n’a pas dû arranger son affaire. Ils sont tellement bizarres, là-bas. Mais il a quand même accepté de mettre une cravate et d’entrer dans l’église, et puis, il a été gentil avec tout le monde. Écoute mon chéri, je sais que tu en veux à tes frères, mais ce n’est pas le moment de vous chamailler. Et puis ce n’est pas ton intérêt, n’oublie pas.
PACO : Mon intérêt, c’est vrai. Ay ! Consuelo ! Tu es de si bon conseil, qu’est-ce que je ferais sans toi !
(Paco lui donne une petite tape sur les fesses, et Consuelo va à la cuisine. Paco enfile ses espadrilles, boit un grand trait de rosé, puis va s’asseoir sur le banc, sur le perron. Mercedes et Consuelo préparent l’apéritif : chorizo, rosé, olives, qu’elles déposent sur le banc, à côté de Paco. Puis elles abandonnent la scène.)
Scène 2.
(Paco, Manuel, Fernando, puis Consuelo.)
Paco attend sur le perron, assis sur le banc. Manuel apparaît, puis Fernando. Manuel est en costume, mais il a retiré sa veste, dénoué sa cravate et retroussé ses manches. Fernando, lui, porte un jean blanc à pattes d’éléphant et une chemisette à fleurs.
PACO (rigolard) : Salut les frères ! Dis, Nando, tu as une de ces allures ! On dirait un gitan sur un marché aux puces… Ou un chanteur de rumba pop ! Ça y est, ça y est ! « Los Chunguitos » ! (Il se met à chanter en frappant dans ses mains, à la façon flamenca.) « Dame veneno que quiero morir, dame venenooooo ! »
MANUEL (chante à son tour) : « Que prefiero la muerte que vivir contigo, dame venenooooooo ! »
PACO et MANUEL (ensemble) : « Ay, para morir ! » (Ils se mettent à rire. Manuel s’assoit sur le banc.)
MANUEL : T’as raison, Paco, la copie conforme du grand maigre !
PACO : Il ne lui manque plus que les bagues en or et le médaillon de la Vierge autour du cou.
MANUEL : N’empêche que les Chunguitos n’ont pas de symbole antimilitariste cousu sur le jean.
PACO : Anti-quoi ?
FERNANDO (intrigué) : Qui sont les Chunguitos ?
PACO : Quoi, tu ne connais pas « Dame veneno » ? La chanson de l’été dernier, enfin ! Dis, tu as vraiment perdu quelque chose, toi, en France…
FERNANDO : Oui, enfin, j’y ai vécu d’autres réalités, et franchement, je ne regrette pas.
PACO : Ah bon, et qu’est-ce qu’il y a de si beau, en France, à ne pas manquer ?
MANUEL : Moi, je sais : Brigitte Bardot, le dernier tango à Paris, Emmanuelle ! C’est sûr, on a perdu des trucs, ici.
PACO : Bah, au moins on n’a pas perdu nos femmes, c’est déjà ça ! Il paraît que la moitié des Français sont divorcés.
(Manuel s’esclaffe, Fernando hausse les épaules.)
FERNANDO : Mais non, en France, c’est la manière de vivre des gens qu’il faut connaître, la liberté…
PACO : Ah non, s’il te plaît, ne te mets pas à parler de politique, maintenant. En Espagne, c’est bien connu, tout le monde s’entend très bien, à condition de ne jamais parler de politique, de religion ou des arbitres de foot. Allez, t’en fais pas, frérot, je te chambre un peu, mais ce n’est pas méchant, tu sais…Et je suis content que tu sois là… Ça fait combien de temps qu’on ne t’avait pas vu ?
FERNANDO : C’est facile. Je suis parti en 67… Pour les vendanges, à Bordeaux. Ça fait exactement dix ans.
PACO : Dix ans… Putain, ça passe vite !
MANUEL : Eh, les frères, il faut trinquer, vous ne croyez pas ?
(Les trois frères trinquent.)
PACO : Bon, sinon, vous avez fait une bonne promenade ?
MANUEL : Oui, mais on a voulu aller faire un tour dans la pinède, et on s’est perdus, à cause de la nuit.
FERNANDO : Tant pis, on y retournera demain matin.
PACO : Demain matin, on a rendez-vous chez le notaire, à Valladolid.
(Un silence suit la réplique. Paco observe du coin de l’œil les réactions de ses frères cadets ; Manuel se dresse sur sa chaise, veut dire quelque chose et finalement renonce ; Fernando se ressert du vin.)
MANUEL (sur un ton faussement détaché) : Demain matin, déjà ? À quelle heure ?
PACO : Dix heures.
MANUEL : Bizarre quand même, si tôt…
FERNANDO : Dommage ! J’aurais bien aimé revoir la petite chapelle. Et le grenadier…
PACO (souriant) : Oui, il est toujours là, le grenadier, Nando. Il n’a jamais donné autant de fruits. Et pourtant, il a au moins quarante ans, cet arbre-là. Je me suis toujours demandé ce que faisait un grenadier en plein milieu d’une pinède, si loin de la Méditerranée…
MANUEL : Qu’est-ce que je veux dire ? Le notaire…
FERNANDO : Vous vous rappelez les frères ? Qu’est-ce qu’on a pu rigoler, près de la petite chapelle…
PACO : Oui, je m’en souviens. On explosait les grenades avec nos godasses, ça faisait des flaques. On aurait vraiment dit du sang.
MANUEL : Père a dû écrire un testament, j’imagine…
(Paco hausse les épaules.)
FERNANDO : Quand on revenait à la maison avec des taches rouges partout sur les vêtements, Mère croyait qu’on était blessés ! On se faisait méchamment gronder.
MANUEL : Euh… (Il essaie de dire quelque chose, puis renonce à suivre la conversation.)
PACO : À propos d’engueulade, je ne sais pas si tu te rappelles la dernière fois où j’ai joué avec vous là-bas. La grande bataille de grenades. Tu te rappelles ? Le mur était criblé, plein de petites pépites écrasées, ça ressemblait drôlement à des impacts de balles. Faut dire que Père l’avait repeint à la chaux juste une semaine avant.
FERNANDO : Je n’ai jamais compris pourquoi il blanchissait la chapelle chaque année. Tout seul, en plus, chaque printemps, juste avant la Pentecôte, comme un rituel. Pourtant, la chapelle, personne n’y allait à part nous.
PACO : Je ne sais pas, Nando, il avait peut-être promis quelque chose à la Vierge, autrefois. Va savoir. En tout cas Père, quand il a vu le mur tout dégueulassé, il a piqué une colère noire. Je ne l’ai jamais vu se mettre dans un état pareil ! Quelle raclée ! Et c’est moi qui ai tout pris.
FERNANDO : Bah, pour une fois que c’était toi qui recevais la raclée, hein…
(Fernando se met à rire. Paco le toise, l’œil mauvais. Un silence.)
PACO (sur un ton sarcastique) : Oui, mais toi, c’est différent, les beignes tu les cherchais. Et entre nous, la majorité d’entre elles, elles étaient méritées !
FERNANDO : Méritées ? Tu rigoles ?
(Paco hoche la tête.)
FERNANDO : Et le jour où il m’a balancé le manche de sa pioche en pleine figure, c’était mérité ? Allons, Paco, j’avais, quoi, treize ans ? Tu ne t’en souviens plus ou quoi ? Il aurait pu me tuer !
PACO : Oh, tu exagères un peu, là, tu ne crois pas ?
FERNANDO : Non, je n’exagère pas, Paco. Huit points de suture à l’hôpital, j’ai encore la marque. Tiens, tu veux toucher ? Là-haut sur le crâne ! Eh bien, touche-donc, vas-y !
(Fernando s’approche de Paco, qui reste immobile, bras croisés.)
PACO : Tu ne faisais jamais ce qu’il te disait, aussi… Nous, on n’a jamais eu ces problèmes, avec Manuel, on obéissait, et à part une baffe ou deux de temps en temps, ça allait. Oui, Père était comme il était, mais tout le monde le savait. Et toi, tu le provoquais constamment. Alors, oui, excuse-moi, mais c’est aussi de ta faute, Fernando. En tout cas, les torts sont partagés. Pour s’engueuler il faut être deux, comme dit le proverbe.
FERNANDO : C’est quand même incroyable, ça. C’était une brute épaisse, une vraie brute, et toi, tu continues à le justifier. Et toi, Manuel, t’en penses quoi ?
MANUEL (long silence. Manuel réfléchit, puis déclare) : Je n’en pense rien, Fernando. Le passé c’est le passé, et c’est idiot d’en reparler aujourd’hui. Idiot, et même, dangereux. Il faut aller de l’avant, Fernando. Faut oublier, maintenant ! Oublier et pardonner.
(Fernando baisse la tête.)
FERNANDO : Pardonner, peut-être, mais oublier, jamais. Cette cicatrice, elle restera là, sur mon crâne, pour toute la vie.
PACO : Manuel a raison. Faut pardonner. Moi, par exemple, je t’ai pardonné, Fernando. Tu es parti il y a dix ans, on savait à peine où tu étais, mais là, tu reviens, et je t’ouvre en grand les portes de la maison familiale, sans rien te demander, tu vois.
FERNANDO (sournois) : Oui, à part que cette maison, c’est aussi la mienne, même si c’est toi qui l’habites, Paco. Enfin, vous avez raison, ce n’est pas le jour pour s’engueuler.
PACO : En tout cas, je ne tolérerai pas qu’on dise du mal de Père sous son propre toit. Et encore moins le jour de ses funérailles. Un peu de respect, merde.
CONSUELO (depuis la cuisine) : À table, les hommes !
(Paco et Fernando se regardent en chiens de faïence.)
MANUEL (à Paco) : En tout cas, excellent, ton chorizo. Ce n’est pas à Madrid qu’on a du chorizo comme ça.
(Ils rejoignent la salle à manger.)
Scène 3.
(Paco, Manuel, Fernando, Consuelo, Mercedes.)
Les trois frères rejoignent les deux femmes dans la salle à manger. Consuelo apporte la soupe. Ils dînent en silence.
MERCEDES (à Consuelo) : J’ai vu que vous avez acheté un frigidaire. Vous avez raison, il faut vivre avec son temps.
PACO : Rien à voir avec le temps. L’épicier a fermé, le boucher aussi. Il n’y a plus qu’un bar à Castillejos. Faut faire les courses à Corcos ou à Cabezón, du coup. Et Consuelo ne sait pas conduire.
MERCEDES (à Consuelo) : Et tu ne veux pas apprendre ? Ça t’aiderait bien, quand même.
CONSUELO : Oui, peut-être. Mais il y a un examen théorique…
MERCEDES : Oh, l’examen théorique, ce n’est pas sorcier. Je te prêterai le livre, si tu veux.
CONSUELO : Le livre…
PACO : Sûr, s’il faut lire un livre, c’est peine perdue.
(Consuelo baisse la tête, honteuse. La réplique jette un froid.)
MANUEL : Excellente, cette soupe. Ce n’est pas…
PACO : … À Madrid qu’on en mange des comme ça, je sais. Ici, on n’a plus d’épicerie, mais heureusement, on a encore les produits de la ferme.
MERCEDES : On vient d’acheter un nouveau frigidaire, nous aussi. Avec un compartiment congélateur. En face de chez nous, ils viennent d’ouvrir un nouveau centre commercial. Avec un grand magasin d’électroménager. Je n’ai pas pu résister : j’ai aussi acheté un grille-pain et un presse-agrumes électrique.
PACO : Un quoi ?
MERCEDES : Un presse-agrumes électrique. Pour faire du jus d’orange.
(Paco hausse les épaules, agacé. Un silence.)
MERCEDES : Et toi, Fernando, tu nous racontes un peu la France ? Tu connais Paris ?
FERNANDO : Paris ? Pas très bien. J’y suis allé juste une fois.
MERCEDES : Faudra y aller, un jour, n’est-ce pas Manuel ? Ça doit être magnifique, non, Fernando ?
FERNANDO : Je ne sais pas, j’étais en banlieue, pour aller chercher des fournitures. J’ai vu la tour Eiffel, de loin, c’est tout. Moi j’habite à Bordeaux. C’est très beau, aussi.
MERCEDES : Ah, on y ira te rendre visite, un jour.
FERNANDO : Euh… En réalité, je compte revenir vivre en Espagne.
MANUEL : Ah bon, tu ne vis pas bien en France ?
FERNANDO : Si, je suis passé contremaître. Je ne gagne pas beaucoup plus que le salaire minimum, mais là-bas ça suffit largement pour vivre honnêtement. Mais maintenant, j’ai envie de tourner la page.
MANUEL : Moi, si j’étais toi, je resterais là-bas. Ici, les salaires sont très bas, et puis, il y a de plus en plus de chômage.
FERNANDO : Mais l’Espagne, c’est mon pays, j’ai toujours voulu y revenir. Maintenant que c’est possible…
PACO : Parce qu’avant, on ne pouvait pas vivre en Espagne ? Nous, on est restés et on n’est pas morts !
(Consuelo regarde son mari, d’un air réprobateur.)
FERNANDO : Pour quelqu’un comme moi, non, ce n’était pas possible, avant.
PACO : Quelqu’un comme toi ?
MANUEL : Tu sais bien Paco : quelqu’un qui aime parler de politique, de religion et des arbitres de foot.
(Fernando sourit.)
MERCEDES : Et tu n’as personne en France ? Pas d’attaches ? Une petite amie ?
FERNANDO : Oui. J’ai une petite amie. Elle est espagnole, aussi. Enfin, murcienne d’origine, mais née en France. Son père s’est installé à Bordeaux, après la guerre civile. Elle a envie de tenter l’aventure, et revenir au pays, elle aussi.
PACO : Tu as travaillé comme contremaître, tu dis ? J’ai peut-être le moyen de te faire entrer à Renault - FASA - Valladolid. Je peux essayer de te pistonner.
FERNANDO : Ah oui, ce serait bien !
PACO : Mais pas de syndicalisme ni de grèves, hein, ce sont des gens sérieux, à la FASA.
FERNANDO : Paco, la FASA, c’est la boîte où il y a le plus de syndiqués de toute la Vieille Castille ! Au moins la moitié des travailleurs sont aux commissions ouvrières, et pourtant les syndicats étaient encore interdits au début de l’année… Alors imagine maintenant ! Désolé, mais si je travaille, je ne vais pas non plus renoncer à mes droits.
PACO : Mouais… Mais faudra bosser dur, hein.
FERNANDO : T’en fais pas, Paco, je sais me tenir, je n’ai plus vingt ans !
MERCEDES : Et elle s’appelle comment ta douce ?
FERNANDO : Elena. Elle est instit’.
MERCEDES : Vous comptez vous marier ? Avoir des enfants ?
MANUEL : Pauvre Nando, tu as droit à tout l’interrogatoire ! Fais attention, ma femme est une vraie commère.
(Mercedes lui adresse un regard noir, qui amuse beaucoup Paco.)
FERNANDO : Non, pas de mariage, on n’y croit pas vraiment, et on ne veut pas d’enfants.
PACO : Vous ne voulez pas d’enfants ? C’est la meilleure, celle-là ! Comme s’il suffisait de ne pas en vouloir pour ne pas en avoir ! Vous faites comment ?
FERNANDO : Ben… Elena prend la pilule, évidemment.
PACO : C’est quoi ça ?
MANUEL : La pilule, Paco, tu ne sais pas ce que c’est ?
PACO : Non.
MANUEL : C’est pour éviter d’avoir des enfants. Les femmes en prennent une par jour et c’est très efficace. Pas encore légal, mais très facile à trouver.
MERCEDES : Moi je la prends, par exemple. Deux enfants, ça me suffit largement.
(Paco fronce les sourcils, veut dire quelque chose, mais Consuelo lui fait un signe discret pour qu’il s’abstienne. Ils finissent de dîner : les deux femmes débarrassent, tandis que les hommes passent du côté salon.)
PACO : Bon, moi je suis crevé. Je vais aller me coucher. Demain, Consuelo vous réveille à huit heures.
MANUEL : À propos, Paco. Tu sais ce qu’il va nous dire le notaire ?
PACO : J’sais pas. On verra bien.
FERNANDO (à Manuel) : Tu veux aller prendre un verre au village ?
MANUEL : Tiens, pourquoi pas, Nando. Tu veux venir, Mercedes ?
MERCEDES : Je ne sais pas, il y a la vaisselle…
CONSUELO : Oh, ne t’en fais pas, Mercedes, je peux la faire toute seule. Ce n’est rien.
MERCEDES : Merci Consuelo. Alors c’est d’accord, je viens avec vous.
(Manuel, Fernando et Mercedes sortent.)
Scène 4.
(Paco et Consuelo.)
PACO : Regarde-le, ce Fernando, qui part au bistro avec sa chemisette à fleurs. Le jour de l’enterrement de Père… Il y en a qui vont se poser des questions, au village.
CONSUELO : Les gens du village se sont toujours posé des questions, mais personne n’a jamais rien osé dire. Tu peux être tranquille, Paco.
PACO : Oui, c’est vrai, Consuelo. En plus, il est temps que Castillejos s’habitue aux changements… Parce que niveau changements, ils risquent d’être servis, bientôt… Et pas qu’un peu.
CONSUELO : Tu as parlé avec tes frères ? Tu leur as dit, pour l’héritage ?
PACO : Non, je n’en ai pas eu le courage. Demain, ils sauront.
CONSUELO : Comment tu crois qu’ils vont réagir ?
PACO : Je n’en sais rien. Manolo a la puce à l’oreille, j’ai l’impression, mais Fernando, il s’en fout. Mais bon, impossible d’imaginer sa réaction, avec ses raisonnements tordus, celui-là. De toutes façons, j’ai fait ce qu’il fallait faire, tout est ficelé et bien ficelé*. Qu’ils le prennent bien ou le prennent mal, je m’en fous, c’est comme ça, un point c’est tout. Je ne les imagine pas aller jusqu’au procès, alors…
CONSUELO : Paco, non, tu ne t’en fous pas. C’est important que tu restes en bons termes avec tes frères.
PACO : Bah…
CONSUELO : Ce que tu peux être brute, des fois, Paco ! Mais je te connais par cœur, moi, et je sais parfaitement que si tu te brouilles avec tes frères, ça va te rendre malheureux comme les pierres. Toi, ça te fera souffrir, encore plus qu’eux, sûr et certain.
PACO : Mais qu’est-ce que tu crois ? Que j’ai envie de m’engueuler avec eux ? Ah ça, j’aimerais autant l’éviter, tant qu’à faire. Mais tu sais, Consuelo, les sentiments et les affaires, ça fait rarement bon ménage. Faut savoir séparer les deux, sinon, c’est la ruine.
CONSUELO : Non, là tu te trompes, Paco. La ruine, c’est quand les familles sont séparées. Regarde la mienne. L’argent, bien sûr, c’est important, mais l’argent ça va, ça vient. La famille, c’est ce qui reste quand il n’y a plus rien. C’est la valeur sûre. La seule, même, par les temps qui courent. Tu sais moi, je n’y connais rien en politique, mais je sais que tout est possible. Imagine une autre guerre, Paco. Les rouges qui viennent au village pour te lyncher, qui te traitent de cacique et qui nous prennent tout… Ce ne sont pas tes amitiés à Valladolid qui nous sauveraient dans un cas pareil, Paco, non, c’est à Madrid ou même en France qu’il faudrait aller !
PACO : Ne parle pas de malheur !
CONSUELO : Je ne parle pas de malheur, je te répète juste ce que tu dis chaque fois que tu regardes la télé. « Tout ça, ça va finir en guerre civile, c’est sûr », ça ne te dit rien, peut-être ?
PACO (après un long silence) : Ne t’inquiète pas, Consuelo, je me débrouillerai pour que mes frères soient satisfaits de leur sort.
CONSUELO : Même si tu perds quelques plumes dans l’histoire ?
PACO : Oui, enfin, faut voir…
CONSUELO : C’est tout vu. Allez, viens te coucher, Paco, il est tard, et demain, tu as une longue journée qui t’attend.
(Paco et Consuelo éteignent la lumière et sortent.)
Scène 5.
(Consuelo, Mercedes, puis Manuel.)
Consuelo et Mercedes préparent le repas. Consuelo donne des instructions à Mercedes, mais manifestement, celle-ci n’est pas une grande ménagère et c’est toujours Consuelo qui finit par tout faire. Manuel apparaît sur le perron. Il porte un costume et un document sous le bras. Il entre dans la maison.
MANUEL : Bonjour tout le monde !
MERCEDES : Bonjour mon chéri. Tu es tout seul ?
MANUEL : Oui, les autres en ont profité pour passer à la FASA, Paco voulait présenter Fernando à son ami qui travaille là-bas. Ils nous ont dit de ne pas les attendre pour manger.
CONSUELO : Ah ! Très bien ! Et ça s’est bien passé à Valladolid ?
MANUEL : Oui, bon… Enfin, il faut encore discuter. Mercedes, tu peux venir un moment ?
MERCEDES (à Consuelo) : Tu permets ?
CONSUELO : Je t’en prie.
(Mercedes et Manuel sortent sur le perron. Consuelo, en arrière-plan, range les assiettes de Paco et Fernando et continue de préparer le repas.)
MERCEDES : Alors, raconte…
MANUEL : C’est bizarre, je ne sais pas quoi te dire…
MERCEDES : Tu n’as rien signé au moins ?
MANUEL : Non, non, ne t’en fais pas.
MERCEDES : Alors pourquoi c’est bizarre ?
MANUEL : Père avait rédigé un testament, avec des lots…
MERCEDES : Bon. On s’y attendait un peu, ça. Des lots, alors. Combien, trois ou quatre ?
MANUEL : Quatre, évidemment, il y a quatre descendants. Tu parles, l’Église n’allait pas oublier sa part. La mère supérieure du couvent était là en personne, pour représenter Teresa. Elle était même accompagnée d’un avocat.
MERCEDES : Bon. Ça aussi on s’y attendait. Ils sont comment les lots ? Tu as le droit à quoi, toi ?
MANUEL : Les vignes.
MERCEDES : Merde, la tuile. Et quoi d’autre ?
MANUEL : Rien d’autre, juste les vignes.
MERCEDES : Comment ça, juste les vignes ? Je ne comprends pas, chéri. Les vignes, c’est loin de faire un quart de la propriété, en plus c’est ce qu’il y a de moins rentable. Ton copain notaire nous l’avait pourtant dit : ça peut être l’indivision ou des lots, mais dans tous les cas, le partage doit être équitable.
MANUEL : Selon les papiers, c’est équitable.
(Il lui montre le document qu’il a dans la main.)
MERCEDES : Équitable ? Tu veux rire ? Les vignes, elles ne représentent pas même un dixième de l’ensemble.
MANUEL : Le double, d’après l’expertise.
MERCEDES : Quoi ? Cette épouvantable piquette !
MANUEL : Ce n’est pas une épouvantable piquette !
MERCEDES : Il est imbuvable, ce rosé, Manuel. Désolé de te le dire ! Il n’y a que les ploucs de ton village pour arriver à l’avaler sans tomber malades !
MANUEL : Là, tu es dure, Merce. Il est très bon ce vin !
MERCEDES : Invendable. Faut demander une contre-expertise. Tes vignes, elles ont été surévaluées.
MANUEL : Oui, je crois aussi, mais ce n’est pas si simple…
MERCEDES : Et pourquoi donc ?
MANUEL : C’est le maire de Corcos qui a fait l’expertise. Tu sais, Don Eugenio, le fils de Doña Virtudes. Un grand ami de Père, qui a beaucoup d’influence dans le coin. La contre-expertise, ça risque de faire un de ces foins… Et après, si on cherche à vendre les vignes ou même juste à les exploiter, ça sera impossible. Il va nous mettre des bâtons dans les roues.
MERCEDES : Ce que tu manques de courage, toi, des fois ! La contre-expertise, c’est quelque chose de tout à fait normal, je ne vois pas ce qui peut déranger.
MANUEL : Ce n’est pas de la lâcheté, Mercedes, c’est du réalisme. Tu ne connais pas le pouvoir des caciques, toi, bien sûr, tu es de Madrid. Si Don Eugenio décide de nous faire la vie impossible, il y arrivera. Déjà, personne n’osera nous acheter les terres, même sous-évaluées. Et j’aurai tous les gens du village contre moi si je fais venir un expert de Madrid. Tu sais, ici, tout se fait à l’amiable et tout le monde est toujours content. Alors, si tu as l’air tatillon, paperassier, le mauvais coucheur c’est toi, surtout si tu habites en ville. Crois-moi, Merce, vaut mieux se contenter de ce qu’on a.
MERCEDES : Je parie que ton frère Paco est derrière tout ça. Sûre qu’il a la meilleure part, celui-là… Je me trompe ?
MANUEL : Non, enfin, oui… Qu’il ait influencé Père pour le testament, ça, c’est évident. Mais pour ce qui est de sa part, je ne sais pas. Tu sais que Père avait beaucoup de dettes ?
MERCEDES : Des dettes ? Première nouvelle !
MANUEL : Oui, pour un projet immobilier qui est tombé à l’eau, à Castillejos, il y a quelques années. Eh bien, c’est Paco qui doit toutes les endosser, ces dettes.
MERCEDES : Mouais… Et qu’est-ce qu’il reçoit, en contrepartie ?
MANUEL : Du coup, évidemment, sa part est plus grosse : la zone qui va du Pisuerga jusqu’au village, avec la pinède. Le bétail, et la ferme familiale.
MERCEDES : Oui, pour lui, les fruits, les légumes, les œufs, le lait, la viande… Et toi, le pinard infect !
MANUEL : Mais tu sais combien de dettes il doit payer, Paco ? C’est énorme ! Six cent mille pésètes !
MERCEDES : Six cent mille ? Ah oui, tu as raison, c’est énorme !
MANUEL : Et encore, le total des dépenses pour l’opération, c’était presque deux millions ! Le couvent de Teresa a reçu le reste. Mais eux, ce n’est pas de la dette, c’est du bien matériel : des pelleteuses, des bennes, deux grues, il y a même une petite entreprise de briques et de ciment… La mère supérieure dit que ça va leur servir pour des terrains qu’ils ont à Valladolid.
MERCEDES : Deux millions ! Mais qu’est-ce que c’est, ce projet ?
MANUEL : Apparemment, Père voulait faire un lotissement dans la pinède. Mais la loi sur le sol a changé en 75, et il n’a pas pu construire. Il s’est retrouvé au bord de la ruine.
MERCEDES : Connaissant ton père, ce n’était pas son projet. Trop moderne pour lui. Ça, ça vient de Paco.
MANUEL : Oui, c’est Paco, et il le dit lui-même. Il a fait une erreur, et il veut la réparer. C’est pour ça qu’il prend toute la dette.
MERCEDES : Je ne sais pas, Manuel, Paco ne m’inspire pas confiance. Faudrait gratter un peu plus son projet, à mon avis.
MANUEL : Ce que tu es soupçonneuse, quand même ! Paco, c’est mon frère, c’est quelqu’un de droit, comme l’était mon père… C’est lui qui s’est trompé, et c’est lui qui va payer, c’est tout. Et à mon avis, il risque la banqueroute, le pauvre Paco.
MERCEDES : Mouais, le « pauvre » Paco… Et il en dit quoi, Fernando ?
MANUEL : Fernando, il s’en fout. Il a reçu l’orge et le blé, c’est plutôt pas mal, mais il faudrait moderniser, acheter des tracteurs, des moissonneuses-batteuses, pour que ça soit rentable… Il va laisser Paco exploiter les terrains, et ils se partageront les bénéfices. Ils sont tout de suite tombés d’accord, ces deux-là. En plus, si Paco lui trouve du travail…
MERCEDES : Donc, on est tout seuls contre toute la famille et le village, si j’ai bien compris.
MANUEL : Tu as bien compris.
MERCEDES : Va falloir jouer serré, alors. Tes frères rentrent dans l’après-midi ?
MANUEL : Oui, en principe.
MERCEDES : Alors, prends les clefs de la SEAT, nous aussi, on va manger dehors. (Crie en direction de la maison.) Consuelo ! Avec Manuel on va faire un tour ! Tu peux t’occuper des enfants pendant notre absence ? On reviendra dans trois ou quatre heures, ne nous attends pas pour manger !
CONSUELO : Ah ! Bon… D’accord !
(Consuelo commence à ranger tous les plats.)
MANUEL : Où on va ?
MERCEDES : Direction Valladolid.
MANUEL : Pourquoi faire ?
MERCEDES : Tu vas voir…
(Manuel et Mercedes sortent.)
Scène 6.
(Consuelo, Fernando, Paco.)
Consuelo est dans la cuisine. Paco et Fernando entrent dans la maison. Tous deux portent des costumes. Fernando a une bouteille à la main.
PACO : Bonjour la compagnie ! (À Consuelo.) Quoi, tu es toute seule ? Manolo et Mercedes ne sont pas là ?
CONSUELO : Non, mais ils ne devraient pas tarder.
PACO (à voix basse) : Ils sont où ?
(Consuelo hausse les épaules.)
PACO : Tiens, Fernando, donne la bouteille de champagne à Consuelo, qu’elle te mette ça au frais pour tout à l’heure.
FERNANDO (donne la bouteille à Consuelo) : Oui, enfin, champagne… c’est du Cava catalan, plutôt.
PACO : Bah, c’est pareil !
FERNANDO : Non, moi, j’en ai bu, en France, du vrai champagne, et je peux te dire que c’est quand même autre chose.
PACO (en imitant l’accent français) : « Oh là là, mon Dieu ». Fais pas ton raffiné, va, on dirait Manolo.
CONSUELO (regarde la bouteille et la range dans le réfrigérateur) : Du champagne ? Qu’est-ce qu’on fête ?
FERNANDO : Ah, aujourd’hui c’est un grand jour, chère Consuelo. Je me suis fait avoir en beauté par ton mari !
PACO (tourne la tête, en prenant tout à coup l’air effaré) : Pardon ?
CONSUELO (inquiète) : Eh bien, pourquoi tu dis ça, Fernando ?
FERNANDO (souriant) : Ne faites pas cette tête ! Ben oui, c’est vrai. Ce matin, je n’étais encore qu’un petit prolétaire républicain, et ce soir, non seulement je suis devenu rentier et parfait cacique castillan, mais aussi méchant cadre capitaliste ! Et tout ça, grâce à Paco ! Bien joué, tu m’as bien roulé dans la farine, frérot !
PACO (éclate de rire) : Tiens, c’est vrai, je n’y avais pas pensé ! Bienvenue chez les patrons, Don Fernando.
CONSUELO : Alors, tu as le travail ?
FERNANDO : Oui, un entretien, et hop, dans la poche au bout d’une heure ! Je vais travailler pour le service des ressources humaines. C’est assez intéressant, pas très bien payé, mais bon, c’est un début.
PACO (à Consuelo) : Sa connaissance du français a été très valorisée.
FERNANDO : Mouais… Et le piston de ton mari encore plus ! Sérieux, je ne suis pas du tout qualifié pour ce boulot, moi. Dire que j’ai toujours été farouchement contre les pistons…
PACO (rigolard) : Eh oui, comme dit le proverbe, ne dis jamais « jamais»… En tout cas, si tu es aux ressources humaines, tu as intérêt à oublier le syndicalisme !
FERNANDO : Sûr. Je suis passé du côté de la patronale, mais ça ne me dérange pas tant que ça, en réalité. L’idée, si j’ai bien compris, c’est d’harmoniser les pratiques et de préparer la convention collective avec les syndicats sur le modèle français. Et puis d’améliorer le niveau technique de nos ouvriers… Prévention des accidents, formation… Si on arrive à se hisser au même niveau de productivité qu’eux, la phase suivante, automatiquement, c’est d’essayer d’obtenir les mêmes salaires et les mêmes horaires. Sur ce coup-là, on va tous dans la même direction, ouvriers et patrons. Parce qu’au fond, on cherche tous la même chose : devenir modernes et ressembler au reste de l’Europe. Qui sait, peut-être un jour l’Espagne rejoindra la CEE ?
PACO : L’Espagne dans la CEE ? Tu n’es vraiment qu’un doux rêveur, Nando.
FERNANDO : Tu ne me crois pas ? Tu verras, Paco, un jour tous les travailleurs européens s’uniront, et ils triompheront du capitalisme. Je te parie que ça arrivera avant la fin du millénaire.
CONSUELO (qui visiblement n’a pas tout compris) : En tout cas, tu parles déjà comme un vrai homme d’affaires, Fernando. Content que ce travail te plaise. Tu viendrais avec ta… ta… enfin, Elena ?
FERNANDO : Elena ? Ça c’est encore plus drôle ! Après le rendez-vous chez le notaire, j’ai papoté avec la mère supérieure du couvent de Teresa, qui m’a dit « si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez surtout pas à m’appeler. »
PACO : Et elle connaît à peu près toutes les écoles de Valladolid !
FERNANDO : Oui, enfin, les écoles religieuses, seulement.
PACO : Évidemment, mais le public, il faut passer les concours.
CONSUELO : Oh, ce serait vraiment formidable !
FERNANDO : Enfin, je ne sais pas l’effet que ça lui ferait, à Elena, de travailler chez les bonnes sœurs… Va falloir que je la convainque, et ce n’est pas gagné, à mon avis.
PACO : Bah, ce sont des gamins de maternelle, elle ne va pas non plus leur expliquer le mystère de la Sainte Trinité ! Faut pas être si entier, Fernando !
FERNANDO : Oui, tu as raison, Paco. En plus, ce serait du provisoire… N’empêche que ce n’est pas gagné. Tiens, ça me fait penser, il faudrait que je lui téléphone. Je peux ?
PACO : Bien sûr.
(Fernando va vers le téléphone, à côté de la radio, et décroche le combiné.)
FERNANDO : Il a un problème, le téléphone ?
PACO : Oui, ça arrive des fois, pour des appels en dehors de la province. Il y a un autre téléphone à la mairie. Tu pourras essayer demain matin.
Scène 7.
(Tous, puis juste Paco, Fernando et Manuel.)
Manuel et Mercedes entrent dans la maison. Manuel porte une bouteille dans la main.
MANUEL : Bonsoir tout le monde.
PACO : Salut, ça va ?
CONSUELO : Bonsoir. Tu tombes bien, Mercedes, c’est l’heure de faire dîner les enfants.
MERCEDES : On peut peut-être les faire manger plus tard, avec nous ?
CONSUELO : C’est comme tu veux.
MANUEL (pose la bouteille sur la table) : Tiens, je vous ai ramené une bouteille pour ce soir. Un petit vin de Valladolid.
CONSUELO : Décidément, tout le monde amène des bouteilles, aujourd’hui. Je la mets au frais ?
FERNANDO (regarde l’étiquette de la bouteille) : « Bodegas Protos Peñafiel, Ribera del Duero, gran reserva »… (Siffle d’admiration.) Non, je crois qu’on ne va pas la mettre au frais, celle-là.
MANUEL (en regardant Paco droit dans les yeux) : Si si, Consuelo, tu peux la mettre au frais, s’il te plaît. C’est du vin de la province… Un peu comme le rosé d’ici, quoi.
FERNANDO : Au frais ? T’es pas bien, Manuel !
CONSUELO : Je la mets au frais ou pas, alors ?
MANUEL : Au frais ! Les petits vins de la province, ça se met au frais, c’est bien connu.
PACO (d’un ton sec) : Non. Consuelo, laisse-la sur la table. (À Manuel.) Qu’est-ce que tu cherches à montrer, Manuel, au juste, avec cette bouteille ?
MANUEL : Tu dois t’en douter, Paco, non ?
PACO : Un peu, mais tu vas quand même me l’expliquer… Dans le détail.
CONSUELO : Bon, Mercedes, je crois que les hommes ont à discuter entre eux. Viens, on va s’occuper des enfants.
MERCEDES : Tant qu’à faire, j’aimerais bien rester.
PACO : Non, c’est une discussion entre hommes.
MERCEDES : « Entre hommes », ce qu’il ne faut pas entendre…
PACO : Entre héritiers, si tu préfères.
(Échange de regards entre Manuel et Mercedes. Manuel lui fait signe de s’en aller, qu’il contrôle la situation. Mercedes n’a pas l’air convaincue.)
CONSUELO : Allez, viens Mercedes.
(Consuelo et Mercedes abandonnent la scène.)
PACO : Bon, Manuel, alors, explique-moi.
MANUEL : Eh bien… Les vignes de la propriété ont été cotées sur une moyenne des vins de la province, d’accord ? Le problème, c’est que dans la province, il y a aussi des Ribera du Duero…
PACO : Des Ribera, mais aussi des Rueda et des rosés de Cigales, comme le nôtre…
MANUEL : Non, ne compare pas avec le Cigales, Paco. Notre rosé à nous, c’est une épouvantable piquette !
PACO : Ah ça, je t’interdis ! Il est excellent, notre petit rosé !
FERNANDO : Je confirme. Une épouvantable piquette. Te fâche pas, Paco, c’est vrai.
MANUEL : Ah, tu vois ! Écoute Paco : dans les prochaines années, il y aura des appellations contrôlées pour les vins, comme en France. Le Rueda, le Cigales ou le Ribera vont entrer dans l’appellation, mais le nôtre, aucune chance. Et comme les gens boivent de moins en moins de vin de table, on n’aura plus qu’à arracher les ceps de vigne.
PACO : Comment ça, les gens ne boivent plus de vin ? C’est la meilleure, celle-là !
FERNANDO : Paco, Manuel a raison. Crois-moi, j’habite à Bordeaux et j’ai travaillé des années dans les vignobles, là-bas. Je connais bien le secteur. La consommation de vin baisse chaque année. Et puis ça va être de plus en plus dur de trouver des saisonniers pour faire les vendanges, si l’Espagne continue de s’enrichir : bientôt il n’y aura plus un seul journalier agricole ici. Tant mieux d’ailleurs. Bref, les vignes ont été surévaluées, c’est clair.
PACO (outré) : Mais… Fernando ?
MANUEL : Content que tu sois d’accord avec moi, Nando. Le partage n’est pas équitable.
FERNANDO : Ça saute aux yeux.
PACO (hors de lui) : Fernando, mais qu’est-ce qui te prend tout d’un coup ? Ce matin, tu étais d’accord, tout était parfait pour toi, et maintenant, tu changes d’avis ?
FERNANDO : Non, je n’ai pas changé une seule fois d’avis, Paco. Ce partage n’est pas équitable, c’est flagrant, et je te dirai même plus, je crois que tu as largement influencé les décisions de Père pour obtenir la meilleure part.
MANUEL (réjoui) : Ça, Paco, ce n’est pas moi qui l’ai dit !
PACO : Nando, ma parole, mais t’es qu’un fils de p…
FERNANDO : Non, je dis ce qui est, c’est tout. Ça n’est pas équitable, c’est évident. Mais par contre, je suis d’accord avec le partage, parce que je trouve que c’est juste que Paco reçoive plus que nous.
MANUEL : Hein ? Comment ça, juste ? La loi dit que les partages doivent être équitables ! Tu te contredis, là, Fernando !
FERNANDO : Non, je ne me contredis pas, Manuel. Juste et légal, ce n’est pas la même chose.
MANUEL : Ah, bon, il y a une différence ?
FERNANDO : Oui, une grande : la loi je m’en contrefous, et la justice, non.
MANUEL : D’accord, je vois. Le grand frère qui fait son rebelle… Et qui se met à ergoter en jouant sur les mots. Tu n’as pas changé, Nando. Impossible de discuter avec toi. La loi dit « partage équitable », et la loi c’est la loi, que tu l’appelles loi ou justice, il faut l’appliquer. Un point, c’est tout.
FERNANDO : La loi, elle permet aux patrons d’exploiter les prolétaires, et il y a encore un an, elle pourchassait les gauchistes, les tapettes, les apostats… Quoi, Paco a travaillé plus de dix ans aux côtés de Père dans cette ferme, et on aurait le droit à la même part que lui ? C’est peut-être légal, mais juste, ça, non !
PACO : Tu as raison, Nando. La terre devrait appartenir à celui qui la travaille…
FERNANDO : Bravo, Paco ! Tu viens de découvrir une grande vérité… Que les communistes crient sur tous les tons depuis au moins un siècle et demi ! (Il rit.)
MANUEL : Ah non, je suis désolé, mais les choses ne sont pas comme ça ! On est trois fils, et on divise par trois ! C’est la loi, pas juste en Espagne, mais dans tous les pays du monde ! Ce que tu défends au nom de ton pseudo-communisme, Nando, en fait, c’est du droit d’aînesse, et ça n’existe plus depuis le Siècle d’Or… Heureusement !
FERNANDO (hausse les épaules) : Bah… Moi, la seule question que je me pose, c’est pourquoi ? Pourquoi tu réclames de l’argent que tu n’as pas gagné ? Quoi, tu ne vis pas bien, là, avec ta belle situation dans ta grande entreprise internationale ? Avec ton petit pavillon et ta Seat 1430 ? Qu’est-ce que tu veux de plus ? Habiter à Majadahonda avec les nantis ? Une belle piscine ? Des cours de tennis pour tes gosses ? Désolé, mais toi tu as des revenus, et Paco, c’est son boulot qui est en jeu.
MANUEL : Je suis désolé, mais si Paco a choisi la solution de facilité en restant dans la ferme, ce n’est pas non plus notre faute. Nous, pendant ce temps, on a dû aller chercher notre gagne-pain ailleurs…
PACO : Arrête Manolo, tu vas me faire pleurer. « Chercher ton gagne-pain »… Tu ne voulais pas travailler à la ferme, trop feignant, alors Père t’a financé des études à Valladolid, et à peine terminées, tu t’es retrouvé comme par hasard avec un poste de direction !
MANUEL : Ah oui ? Mais moi, j’ai fait les bons choix, Paco ! Avec une vraie vision d’avenir, pas comme toi ! Et toi, Fernando, tu vas aussi me reprocher mes pistons ? J’espère que non, parce qu’aujourd’hui tu t’es bien laissé acheter par ton frère, quand même !
FERNANDO : Mais non… Ce que je pense sur l’héritage n’a rien à voir avec ça. J’ai besoin d’argent, mais je préfère le gagner moi-même, c’est tout. Écoute, Manuel, si tu veux on s’échange les parts, je te laisse le blé, tu me passes les vignobles. Mais laisse Paco tranquille, il a de grosses dettes à éponger.
MANUEL : Des grosses dettes, tu parles ! Des magouilles, oui !
PACO (avance, menaçant) : Quoi, qu’est-ce que tu viens de dire ?
MANUEL (fait un pas en arrière, apeuré) : Paco, calme-toi. Je dis juste que je n’ai pas bien compris ton histoire de projet immobilier…
PACO : Ben, je vous l’ai pourtant déjà expliqué… C’est la nouvelle loi sur les sols ruraux, il y a deux ans, qui m’a fait couler. Tout à coup la pinède est devenue patrimoine naturel, et…
MANUEL : Oui, mais tu as continué d’investir après la loi, Paco. Comment tu expliques ça ?
PACO : Et comment tu sais ça, toi ?
MANUEL : J’ai vérifié avec Mercedes, cet après-midi. Deux ou trois coups de téléphone ont suffi. L’année dernière, tu as demandé un crédit. Pour acheter des grues et du béton armé.
PACO (après un silence) : Je croyais que je pouvais construire quand même, en payant quelques pots de vin à droite et à gauche…
MANUEL : Mouais…
FERNANDO : Écoute, Manuel, ce sont peut-être des magouilles, mais ce sont ses magouilles. Tu dois bien avoir les tiennes, va…
MANUEL : Non, moi je ne magouille pas, Fernando. Je suis honnête, moi.
PACO (sur un ton haineux) : Qu’est-ce que tu insinues, Manolo ? Que moi je suis malhonnête ? Tu me traites de voleur, c’est ça ? Mais regarde-toi, Manuel ! Regarde-toi, salopard ! Tu n’as jamais été foutu de traire une vache ou de tenir une serpe dans les mains, tu te débinais chaque fois qu’il y avait du boulot à la ferme. Oui, beaucoup plus feignasse que Fernando, mais toi, tu étais un faux-cul de première, tu te débrouillais toujours pour éviter les engueulades de Père, pour pleurnicher dans les jupons de Mère… « C’est pas moi, c’est Fernando »… Une vraie lopette ! Tu me dégoûtes… Je t’imagine, dans ton petit bureau, avec ton petit col blanc, ta petite cravate, ton petit attaché-case. Des courbettes au patron et des coups de poignards dans le dos des collègues. Tu joues les victimes, mais tu n’es rien qu’un parasite, un charognard qui se prend pour un grand prédateur… Tiens, je suis sûr que c’est ta femme qui t’a tout soufflé, aujourd’hui. Pas vrai ? Parce que c’est elle qui porte le pantalon, n’est-ce pas, toi tu joues aux hommes d’affaires, mais tu ne seras jamais qu’un larbin sans couilles…
MANUEL : T'as fini, Paco ? Moi je m'en vais, t'es trop con… Demain matin, je pars avec ma petite famille de vautours. Et je vous envoie mon avocat, moi je ne vous parlerai plus jamais. Terminé.
(Manuel part.)
Scène 8.
La scène est entièrement mimée, sur fond musical : « Dame veneno », des Chunguitos.
On voit Mercedes apparaître dans le salon, se disputer avec Paco, tandis que Fernando essaie de modérer leur altercation. Puis Consuelo apparaît, avec un bébé dans les bras, et prend part à la conversation. Elle parle en aparté à Paco, et Fernando fait de même avec Mercedes. Ensuite Paco et Fernando prennent des lampes torches et descendent de l’estrade pour chercher Manuel parmi le public, sans succès. Pendant ce temps, Consuelo essaie de consoler Mercedes en pleurs. Lorsque Fernando et Paco rentrent, bredouille, elles abandonnent la scène. Les deux frères discutent dans le salon, et se montrent les documents notariés. Puis ils se serrent la main, comme pour sceller un accord. Fernando sort la bouteille de champagne du réfrigérateur et l’ouvre. Paco s’empare de la bouteille de Ribera qui est restée sur la table, hésite à l’ouvrir et finalement renonce. Les deux hommes trinquent et boivent, puis Fernando va se coucher. Paco s’affale dans le fauteuil du salon, puis il éteint la lumière.
Scène 9.
(Paco, Manuel.)
Manuel entre dans la maison, et allume une petite lumière dans le salon. Là, il voit Paco, endormi dans un fauteuil. Sur la table, une bouteille de champagne, une autre de Ribera et des verres. Paco se réveille.
PACO : Hein, quoi ? Il est quelle heure ?
MANUEL : Quatre heures et quart. Je vais me coucher.
PACO : Attends, attends…
MANUEL : Je n’ai rien à te dire, Paco. Si je suis rentré si tard, c’est pour ne pas avoir à te croiser. Demain matin, je m’en vais, et on ne se reverra plus. Alors adieu.
PACO : Tu vas partir sans boire le Ribera ? Il a l’air sacrément bon. Meilleur que notre épouvantable piquette, pour sûr.
MANUEL : Pas besoin de faire de l’ironie. Adieu.
PACO : Mais attends, attends ! Assieds-toi, va…. Je voulais te demander pardon.
MANUEL : Merci, mais ça ne sert à rien.
PACO : Et puis reparler du partage.
(Manuel regarde son frère, intrigué.)
PACO : Tu sais qu’à la fin du testament, Père a écrit qu’on peut aussi opter pour l’indivision, entre frères…
(Manuel s’assoit et sourit.)
MANUEL: Alors ça, Paco, je n’en reviens pas ! Comment ça se fait que tu aies changé d’avis ?
PACO : Bah… Faut pas m’en vouloir. J’étais sur les nerfs. Pas bien dormi pendant des semaines. Tu sais comment j’ai vécu, ici, à la toute fin de la maladie de Père ? Le pauvre homme…
MANUEL : Oui, je comprends. Désolé si je n’ai pas pu venir. Le travail…
PACO : Je sais. Tu aurais pu te libérer, quand même, tu savais qu’il était très souffrant… Tes chefs auraient compris, non ? Tiens, même Teresa, les bonnes sœurs lui ont donné la permission pour venir prier à son chevet, un jour. (Manuel baisse la tête, honteux.) Enfin. J’étais tout seul, avec Consuelo, et Père n’était pas un malade facile, tu sais. Alors, tu comprends, j’avoue que vous m’avez un peu énervé, Nando et toi, depuis deux jours. Un qui ne pense qu’à la politique, l’autre à l’argent…
MANUEL : Ah non, Paco, moi…
PACO : Si, un peu, quand même… Personne pour me demander comment ça va, ni pour s’attendrir sur ce pauvre vieux. Je vous ai regardé à la messe, moi : toi, tu n’arrêtais pas de regarder ta montre, Fernando qui souriait, comme si ça le réjouissait, et puis qui a refusé de communier…
MANUEL : Oui, tu as raison, Paco, on n’a pas été très fins sur ce coup-là. Désolé, je n’avais pas vu ça comme ça, moi. Enfin, je crois que maintenant, c’est à mon tour de te demander pardon.
(Manuel serre Paco dans ses bras.)
Bon, on la boit, cette bouteille ?
PACO : Non, on la boira demain, à table. J’ai mieux pour ce soir ! (Il s’empare d’une bouteille dans la commode du salon.) Comme aujourd’hui, tout le monde y va de sa bouteille, voici la mienne. Eh oui, nos vignes ne produisent pas seulement de l’épouvantable piquette… Il y a aussi, ça ! De l’eau-de-vie ! Ça brûle un peu la gueule mais ça réchauffe les âmes, et puis ça délie les langues !
MANUEL : L’eau-de-vie… Oh, putain ! C’est un peu fort pour moi, ça, Paco.
PACO : Ah, ça, c’est une boisson d’hommes. Idéal pour nous deux, pour discuter… Entre hommes. (Paco sert deux verres pleins.) Allez… Cul sec !
(Paco boit d’un trait. Manuel hésite, puis vide son verre, avant de faire une grimace de dégoût. Paco remplit aussitôt deux nouveaux verres.)
PACO : Bon, donc, comme je te disais, Père nous a laissé l’option de ne rien partager, et de tout administrer ensemble.
MANUEL : C’est la meilleure option, depuis le début… On partage les bénéfices entre les trois, et on te verse en plus un salaire mensuel, ce qui est normal, parce que c’est ton boulot. Et puis comme ça, tu n’es plus tout seul à payer les dettes, on est trois. Ce sera plus facile.
PACO : Mouais… (Paco boit une rasade d’eau-de-vie, puis observe un silence.) Faut que je te dise un truc, au sujet de cette dette…
MANUEL : Quoi ? Que ce n’est pas vraiment une dette ? Que c’est un vrai projet de construction ? Ne te fatigue pas, Paco, j’avais compris.
PACO : Oui, c’est ça. Mais faut pas croire non plus que c’était une arnaque, Manolo. C’est plus compliqué. C’est un investissement risqué, et je n’avais pas envie de vous mouiller dans cette affaire…
MANUEL : Écoute, Paco. Qu’on veuille ou pas courir le risque, c’est notre problème, à Nando et moi : tu aurais dû nous en parler dès le départ, et on y aurait réfléchi.
PACO : Non, ce n’est pas un truc qu’on raconte aussi facilement, Manuel.
MANUEL : Ah bon, pourquoi ? C’est où, ton projet ? Dans le village, non, parce qu’il n’y a pas de terrains.
PACO : Si, c’est à Castillejos.
MANUEL : Castillejos ? Mais où ?
PACO : Dans la pinède.
MANUEL : La pinède ? Mais c’est impossible ! Tu nous l’as dit toi-même, et j’ai vérifié : la nouvelle loi ne permet absolument pas de changer la nature d’un sol déclaré patrimoine naturel. La mairie ne peut rien faire, même pas la « diputación ». Tu as des amis ministres dans le nouveau gouvernement ou quoi ?
PACO : En fait, il existe encore un moyen de construire sur ce terrain.
MANUEL : Franchement, je ne vois pas.
PACO : Si le sol perd son intérêt au niveau patrimoine naturel, il n’y a plus aucune raison de le protéger. Alors, dans ce cas, le maire pourrait le reclasser. Enfin, faut attendre qu’ils nous mettent au point cette foutue constitution, et qu’ils convoquent des élections municipales, mais c’est sûr que Don Rodrigo restera maire de Castillejos, je ne vois pas d’autre candidat possible. Il n’y aura aucun problème avec lui.
MANUEL : Désolé Paco, mais je ne comprends toujours pas comment la pinède peut changer de statut…
Paco cherche derrière le fauteuil et en sort un bidon d’essence, qu’il pose sur la table.
PACO : Avec ça, plus une boîte d’allumettes et une paire de couilles.
MANUEL (effrayé) : Mais ça va pas, Paco ! T’es complètement fou !
PACO : Pfff… Je le savais, moi, qu’il manquerait la paire de couilles.…
MANUEL : Mais ce n’est pas une question de couilles, Paco ! C’est extrêmement dangereux ! Et si on n’arrive pas à contrôler le feu ? Et si quelqu’un meurt dans l’incendie ?
PACO : Pas de risque s’il n’y a pas de vent. Comme cette nuit, par exemple.
MANUEL : Mais c’est complètement illégal ! On va finir en taule. Ce sera facile de savoir à qui ça profite, tout ça, Paco, on va tout de suite être suspects.
PACO : Ben c’est justement pour ça que la garde civile renoncera vite fait à l’enquête, qu’est-ce que tu crois ! Surtout s’ils apprennent que nos associés dans l’affaire, c’est le maire de Corcos et le couvent de Teresa. Tu sais, Manuel, les incendies, on connaît toujours les coupables, mais c’est absolument impossible à prouver. Alors, je ne vois vraiment pas qui serait assez con dans la police pour venir fouiner chez nous en sachant pertinemment qu’il ne trouvera rien. Faudrait qu’il y ait un témoin, à la rigueur… Mais on peut être tranquille, même si on nous voyait foutre le feu à la pinède en plein jour, t’en aurais pas un au village qui oserait nous balancer.
MANUEL : Non, Paco, hors de question, ne compte pas sur moi pour ce genre de procédés criminels.
PACO : Criminels, comme tu y vas ! Pour trois bouts de bois ! Pendant des siècles, la pinède, elle a servi pour faire des bûches ou pour tailler des meubles, et tout d’un coup, toucher à un arbre, ça devient un crime ? Il y a encore deux ans, j’aurais pu la faire raser, la pinède, tu n’aurais rien dit, non ?
MANUEL : Non, c’est vrai, je n’aurais rien dit…
PACO : Mais bon, si tu veux, abandonne l’opération, libre à toi. Tu reprends tes vignes, et on n’en parle plus. Dommage, quand même, parce que c’est très juteux, cette affaire. Soixante pavillons de luxe, avec piscine, courts de tennis, un centre commercial… Une fois qu’on aura les permis de construction, on pourra commencer à vendre la moitié du lotissement, sur plan. À un million le pavillon… Tu te rends compte, Manolo ? Rien qu’avec ce qu’on n’aura pas encore construit, on empochera déjà dix fois la mise initiale ! Ensuite, on pourra construire tranquillement et attendre que les prix grimpent pour vendre les autres clefs en main. À juste vingt kilomètres de Valladolid ça peut chiffrer gros, très gros, surtout si en plus, un jour ils nous font une quatre-voies à la place de la nationale Burgos - Valladolid !
(Manuel boit une gorgée d’eau-de-vie, puis il fixe silencieusement le bidon d’essence posé sur la table.)
MANUEL : Il est au courant, Fernando ? Ça m’étonnerait qu’il rentre dans la combine…
PACO : Détrompe-toi, Manuel. Quand on a parlé du projet, il a admis que si, par accident, la pinède se mettait à brûler, ce ne serait pas une si mauvaise nouvelle.
MANUEL : Mais tu ne lui as pas dit que l’incendie serait intentionnel, Paco ?
PACO : Bah, provoqué, naturel, quelle différence ? Nando, il s’en fout si c’est légal ou pas…
MANUEL (sceptique) : Mouais… J’sais pas…
PACO : T’en fais pas, Fernando est très partant pour le projet. Je lui ai parlé du chômage agricole, de l’exode rural… Et je lui ai promis d’engager en priorité des gens du village, avec de bons salaires. L’idée lui a beaucoup plu. Et Fernando m’a dit très exactement qu’il privilégie le sort des hommes plutôt que celui des arbres.
(Manuel vide son verre, et Paco lui en remplit un autre.)
PACO : Bon alors, t’en dis quoi ?
MANUEL (après un long silence) : Bon, c’est d’accord.
(Paco sort de sa poche une boîte d’allumettes, et la tend à Manuel.)
MANUEL (apeuré) : Mais qu’est-ce que… Tu veux que ça soit moi qui…
PACO : T’as tout compris.
MANUEL : Mais… Pourquoi ? Je croyais que ce serait un de tes hommes de main…
PACO : Hors de question. Il y a des choses qu’il vaut mieux faire soi-même. Imagine que le gars en question se mette à faire du chantage. Quoi, t’as pas les couilles, Manuel ?
MANUEL : Et toi, pourquoi t’y vas pas toi-même ? T’as pas les couilles non plus, à ce que je vois…
(Paco, souriant, sort une cigarette de sa poche, gratte une allumette et se met à fumer.)
MANUEL : T’es malade ! (En montrant le bidon d’essence.) Comment tu peux fumer avec ça sur la table ?
(Paco se met à rire. Il ouvre le bidon d’essence et fait mine de verser un verre à Manuel, tout en fumant.)
PACO : Encore un peu d’eau-de-vie, Manolo ? Oh, pardon, je me suis trompé de bouteille, dis donc ! (Il pose le bidon d’essence, sans le refermer, et sert l’eau-de-vie. Tout en parlant, il s’amuse à provoquer Manuel. Il gratte des allumettes, approche son mégot tout près du bidon…) Tu sais quoi, Manolo ? Il faut des couilles pour monter une entreprise. C’est pour ça que je ne voulais pas te proposer le projet. Ni à Fernando, mais pour d’autres raisons. Je voyais mal un rouge devenir chef d’entreprise… Seulement Fernando, il m’a prouvé qu’il peut être responsable. Toi, je ne sais pas.
MANUEL : Arrête, Paco, t’es complètement bourré. Tu vas finir par foutre le feu à la baraque.
PACO : Quoi, t’as la trouille ? Pauvre petit chou, va. Comme quand t’étais petit. T’avais peur de tout. Des chiens, des taureaux, des cochons, même des coqs… Normal, une poule mouillée… cot cot cot ! (Paco se verse un verre d’essence.) Merde, je me suis encore planté de bouteille, dis-donc…
MANUEL (se lève) : Arrête !
(Il prend le bidon d’essence et le ferme.)
PACO : Quoi, tu vas le ranger au garage, c’est ça ? Réfléchis, Manolo. T’as deux choix : le garage ou la pinède. Si c’est le garage, tu as le droit aux vignes… Sinon…
MANUEL : Les millions. Tu sais quoi, Paco, t’es vraiment qu’un gros con borné. Mais tu as raison, ce serait vraiment dommage de perdre tout cet argent pour trois bouts de bois.
(Manuel descend de l’estrade, avec le bidon d’essence. Paco éteint la lumière sur scène et sort. Manuel continue de marcher, en silence, entre les rangées de spectateurs, pour sortir par la porte du théâtre. On entend le crépitement des flammes, puis une sirène de pompiers et les cloches d'une église sonner à la volée.)
FIN DE L’ACTE 1.
* « Lo tengo atado y bien atado » : phrase célèbre que prononça Franco, à la fin de sa vie, à propos de sa succession.