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ACTE 2.

ÉTÉ 84. FERNANDO.

 

L’acte 2 se déroule en été 84. Le lieu n’a pas changé : le salon et la cuisine

de la ferme familiale, et le perron de la maison en avant-scène.

 

Scène 1.

 

(Fernando, puis Paco, puis Manuel, Mercedes et Consuelo.)

 

Juste après le son des sirènes et des cloches, une lumière éclaire Fernando, sur scène. Il a les cheveux grisonnants et bien peignés, porte des lunettes de soleil, un jean et un tee-shirt. Il chante a cappella, sur l’air de « La escuela de calor » de Radio Futura :

 

« Hace falta valor, hace falta valor, ven a la escuela de calor ! »* (* Il faut de la valeur, il faut de la valeur, viens à l’école de la chaleur.)

 

Progressivement, la lumière découvre l’ensemble de la scène. Dans la maison sont apparues quelques nouveautés : un canapé très « kitsch » et une chaîne hi-fi posée sur une étagère du salon, qui remplace la vieille radio. Fernando appuie sur la touche « on », et on entend la chanson de Radio Futura qu’il fredonnait juste auparavant.

 

Tandis que Fernando danse, Paco apparaît dans le salon, vêtu d’une chemise à carreaux et d’un pantalon gris. Il a grossi. Il porte un carton d’emballage, qu’il pose devant le canapé.

 

PACO : Eh ! Fernando, tu peux arrêter cette musique de sauvages ?

 

(Fernando continue de danser. Paco sort une télévision neuve du carton, et l’installe sur une commode en face du canapé.)

PACO : Tu vas arrêter ce bruit, oui ?

 

FERNANDO (chante) « Ven a la escuela de calor ! »

 

(Paco hausse les épaules et continue d’installer la télévision. Il l’allume : sur l’écran on voit des footballeurs. Paco hausse le volume : on entend l’hymne national espagnol qui finit par couvrir la musique rock. Fernando éteint la chaîne hi-fi, à contrecœur. On entend les commentateurs :

 

« Ici Paris, en direct du parc des Princes, pour la grande finale de cette coupe d’Europe des nations 84. L’Espagne rencontre ni plus ni moins que l’amphitryonne, l’équipe de France, celle de Platini, demi-finaliste de la dernière coupe du monde. Dans dix minutes, le coup d’envoi… Et si tout va bien, dans deux heures, l’Espagne sera championne ! »)

 

PACO : Manuel, Manuel ! Viens, viens, ça commence !

 

(Manuel accourt, suivi de Consuelo et de Mercedes. Manuel et Mercedes portent des tenues d’été, bermuda et manches courtes, mais Consuelo a toujours la même robe noire. Manuel a les cheveux plaqués en arrière, tandis que Mercedes est coiffée façon Lady Di.)

MANUEL : Comment ça, ça commence ? Ce n’était pas à neuf heures ?

 

PACO : Ben c’est ce que je croyais, mais non, c’était à huit heures.

 

MANUEL : Pffff, ces Français !

 

MERCEDES : Attends, j’appelle les gosses !

 

(Elle sort en criant : « Miguel, Alejandro ! », suivie de Consuelo qui appelle les siens : « Fran, Pepe, Juan Antonio ! »)

 

PACO : Bon, elle a l’air de fonctionner, la nouvelle télé…

 

MANUEL (à Fernando) : Heureusement ! Sacré Paco ! Attendre jusqu’à maintenant pour s’acheter une télé couleur… Ça fait des années que tout le monde en a une ! Tu fais quoi de tout le fric que t’amasses ? Tu le mets sous l’édredon ou quoi ?

 

PACO (amusé) : Quoi ? Tu veux connaître la planque, c’est ça ? Non, sérieux, j’ai essayé plusieurs fois des télés neuves, mais j’avais des problèmes avec l’antenne… On ne capte pas bien au village.

 

MANUEL (s’assoit sur le canapé) : Tu crois que l’Espagne a une chance ? Ils sont vraiment forts, les Français…

 

PACO : Bah ! On est largement supérieurs, on a la furia, et puis nous, on a Arconada, le meilleur goal du monde !

 

MANUEL (à Fernando) : Fernando, tu ne viens pas voir le match ? C’est France- Espagne, tes deux pays…

 

FERNANDO (depuis la cuisine) : Non, non, j’aime pas le foot, tu sais bien.

 

PACO : « J’aime pas le foot. » Il y a des fois je me demande sur quelle planète il vit, Nando.

 

(On entend les commentateurs qui donnent le coup d’envoi.)

 

MANUEL (crie) : Mercedes ! Grouille-toi, ça commence !

 

(Consuelo et Mercedes entrent dans la maison.)

 

CONSUELO : Les enfants sont introuvables. Peut-être sur la place du village, on va voir.

 

PACO : C’est ça, dépêchez-vous !

 

(Tout d’un coup, on entend des grésillements à la place de la voix des commentateurs.)

 

MANUEL : Hein ? Qu’est-ce que c’est ?

 

PACO : Et meeeeerde ! L’antenne ! (Il se lève pour arranger l’antenne au-dessus de la télé, tourne les boutons dans tous les sens, sans résultat.) C’est ce que je t’avais dit, on ne capte pas bien ici ! Surtout les postes neufs en couleur !

 

MANUEL : Merde, ça fait chier, en plein match !

 

PACO : Moi, ça me fait surtout chier pour les futurs habitants des lotissements. S’ils se rendent compte qu’on a des problèmes de téléphone et de télé, on est mal…

 

MANUEL : Putain ! T’as raison, j’y avais pas pensé !

 

(Paco s’acharne sur l’antenne, sans succès.)

 

MANUEL : Bon, on fait quoi ? On va voir le match au bar ?

 

PACO : Pas d’autre solution, sinon on va tout rater. Putain d’antenne. Je te jure, demain ils vont m’entendre à la « diputación » ! Tu viens, Fernando ?

 

FERNANDO : Non, je préfère rester, merci.

 

(Paco et Manuel sortent. Fernando remet la musique.)

 

 

 

Scène 2.

 

(Fernando, Mercedes.)

 

Mercedes entre dans le salon, et surprend Fernando en train de rouler un joint. Fernando essaie de se cacher.

 

FERNANDO : Eh bien, tu ne regarde pas le match, toi ?

 

MERCEDES : Non, tu sais, moi, le foot… Mais ne t’en fais pas, tu peux continuer de le rouler tranquillement, ton joint, ils sont tous au bar. Consuelo aussi, et les enfants.

 

(Fernando éteint la chaîne hi-fi, et continue de rouler son joint.)

 

FERNANDO : D’accord. Parfait.

 

MERCEDES : Tu me laisseras l’allumer ?

 

FERNANDO : Tiens ? Je n’aurais jamais pensé…

 

MERCEDES : Qu’est-ce que tu crois ? Faut vivre avec son temps… Mais ne dis rien à Manuel, s’il te plaît, il n’aime pas du tout ça, lui. La movida, les tribus urbaines, tout ça, ça le dépasse complètement, je ne te raconte pas ses réflexions quand il voit un punk dans la rue. Moi, ça m’amuse… Je trouve ça sympa, ils ont bien raison de profiter, les jeunes, nous on n’avait pas toute cette liberté. Ah, si j’avais vingt ans…

 

FERNANDO : Mouais… Rien ne t’empêche de t’amuser un peu, même si tu n’as plus vingt ans, tu sais…

 

MERCEDES : Si, beaucoup de choses : la maison, les mômes, Manuel…

 

FERNANDO : Tu laisses les mômes à la maison avec Manuel, et tu pars à la découverte des folles nuits madrilènes, ce n’est pas plus compliqué que ça. En plus, tes gosses, ils sont assez grands pour se garder tout seuls, maintenant.

 

MERCEDES : Évidemment, vu comme ça, ça a l’air simple. Mais je ne sais pas si Manuel apprécierait beaucoup. Et puis, non, je ne me vois pas danser le pogo dans un concert des Kaka de Luxe.

 

FERNANDO : Non, c’est clair.

 

MERCEDES : À partir d’un certain âge, il y a des choses qu’on ne peut plus faire, Fernando, c’est comme ça. Nous, on a des responsabilités, on ne peut pas vivre au jour le jour, comme les jeunes d’aujourd’hui.

 

FERNANDO : Et pourquoi pas ? La vie, ce n’est que deux jours, merde. J’en ai marre moi, des responsabilités, des « soyons raisonnables »… On s’empêche de vivre avec toutes ces conneries.

 

MERCEDES : Hola ! C’est le ras-le-bol général, on dirait. Ça n’a pas l’air d’aller fort en ce moment, toi, j’ai l’impression. Je t’ai vu, depuis que tu es arrivé, tu es dans ton coin, tu ne dis rien… Tu as des soucis ?

FERNANDO : Oui, j’en ai plein le dos, en ce moment, effectivement.

 

MERCEDES : Qu’est-ce qui t’arrive, beau-frère, tu veux me raconter ?

 

FERNANDO : Je ne sais pas si tu peux comprendre…

 

MERCEDES : Tu peux toujours essayer.

 

FERNANDO : Je ne sais pas… J’ai l’impression de m’être fait avoir. Rien ne va comme je voulais. J’ai complètement trahi mes idéaux… Au boulot, je croyais que je pouvais faire avancer les choses depuis l’intérieur, mais en réalité, tout ce que je fais, c’est le jeu des patrons. Je me retrouve entre le marteau et l’enclume, c’est très stressant… Un peu comme Felipe González depuis qu’il est au gouvernement, tu vois, il veut faire des réformes, mais il se retrouve obligé d’appliquer des mesures réactionnaires. Eh bien moi c’est pareil ! En plus, maintenant, les syndicats sont en position de force, avec les rumeurs de grève générale contre le statut des travailleurs…

 

MERCEDES (sur un ton ironique) : Donc, si je comprends bien, tes problèmes personnels, ils sont politiques ?

 

FERNANDO : Euh… Oui, en fin de compte, oui. Je te jure, ça me donne envie de tout envoyer valdinguer. Mais le problème, c’est qu’il y a de plus en plus de chômage, à mon âge et sans diplôme reconnu en Espagne… Heureusement il y a ce projet de construction avec les frères… Ça marche bien, mais j’avoue qu’il y a des trucs qui me chiffonnent.

 

MERCEDES : Ah bon ? Et qu’est-ce qui te chiffonne, Fernando ?

 

FERNANDO : Rien, des trucs… Enfin, j’attends de voir demain, ce que Paco va nous dire.

 

MERCEDES : Ne fais pas l’imbécile ! Si ce projet tombe à l’eau maintenant, ce sera la catastrophe !

 

FERNANDO : Je sais bien. Ne t’inquiète pas, je n’agirai pas sur un coup de tête. Je serai sage et responsable… Comme toujours. (Il soupire.)

 

MERCEDES : Je préfère ça… N’empêche que tu me fais rire. Je te demande comment ça va, et toi, tu me parles de politique ! Pourtant, j’ai l’impression que c’est autre chose, au fond, qui te préoccupe vraiment…

 

FERNANDO : Ah oui ? Et quoi donc ?

 

MERCEDES : Ça va ta famille ? Elena, le gamin ? Il est adorable, tu sais, le petit Pablito. Il a quel âge maintenant ?

 

FERNANDO : Quatre ans en septembre. Pourquoi tu me parles de lui et d’Elena ?

 

MERCEDES : Écoute, je me mêle peut-être de ce qui ne me regarde pas, mais c’est la seconde fois que tu viens à Castillejos sans ta famille. Et si on te demande de leurs nouvelles, tu changes de conversation…

 

FERNANDO : Oui, tu as raison… (Un silence.) Écoute, ne le répète à personne, mais Elena et moi, on va peut-être divorcer.

 

MERCEDES : Mon Dieu ! Mais pourquoi ? Je veux dire, vous êtes un couple fantastique, vraiment. Et le petit Pablo, le pauvre, tu y as pensé ?

 

FERNANDO : Évidemment que j’y ai pensé… Mais… Je n’en peux plus, là. J’en ai vraiment marre…

 

MERCEDES : Mais ça, c’est le lot commun de tous les couples. Il y a des hauts et des bas, il faut savoir un peu prendre sur soi, des fois… On ne divorce pas juste parce qu’on en a marre.

 

FERNANDO : Ah bon ? Et pourquoi on divorce alors ? En principe, si on vit en famille, c’est pour être heureux, non ? Moi, là, je ne le suis pas. Je suis en train de vivre très exactement tout ce que je rejetais il y a quelques années. Je n’aurais jamais dû faire tant de concessions… Me marier, par exemple. On ne voulait pas, et on a cédé, à cause des bonnes sœurs de l’école d’Elena qui faisaient pression. Mariage à l’église, et le môme, baptisé, bien sûr. On aurait dû dire merde.

 

MERCEDES : Non, vous avez eu raison. Faut savoir jouer la comédie, de temps en temps, dans la vie.

 

FERNANDO : Oui, mais à force de jouer la comédie, tu finis par ressembler à ton propre rôle. C’est ce qui est arrivé pour Elena. Et maintenant, elle ne parle que de trucs matériels, des commérages des voisines, elle me tanne pour abandonner le quartier, pour acheter un pavillon à crédit, elle fait la gueule quand je sors avec mes copains…

 

MERCEDES : Bah, elle s’embourgeoise et elle est un peu jalouse… Ça veut dire qu’elle t’aime ! Franchement, je ne vois pas où est le problème.

 

FERNANDO (soupire) : Peut-être… N’empêche, moi je l’ai connue un jour de manif’, en mai 68. Tout ça pour en arriver là…

 

MERCEDES (sur un ton sec) : Je ne vois pas le rapport.

 

FERNANDO : Mai 68, tu ne vois pas ce que ça représente, évidemment. Laisse tomber, je t’avais dit que tu ne pourrais pas comprendre…

 

MERCEDES : Non, je crois que je comprends mieux que ce que tu peux croire, en fait.

 

FERNANDO : Ah bon ? Et qu’est-ce que tu comprends ?

 

MERCEDES : Je comprends que vous êtes tous pareils, les frères Belmonte Leal !

 

FERNANDO : Ah bon, parce que tu crois que Paco, il a les mêmes problèmes que moi ? Ou Manuel ? Je ne vois vraiment pas où tu veux en venir.

 

MERCEDES : C’est facile pourtant. Tous les trois, vous êtes les enfants d’un cacique, d’un tyran… Des gamins têtus et capricieux. Des fils de chef, quoi. Vous ne supportez pas la frustration, si vous n’obtenez pas ce que vous voulez, ça vous irrite, et vous faites des grosses colères, des coups de charme ou de déprime, comme des enfants gâtés qui n’ont pas l’habitude qu’on leur dise non. Et le pire, c’est que rien ne vous suffit, vous n’êtes jamais satisfaits… Bien sûr, vos obsessions sont très différentes pour vous trois. Paco veut le pouvoir et ne supporte pas la moindre contradiction. Mon Manolo, c’est le fric, il lui en faut toujours plus, toujours mieux, la plus belle voiture du quartier, le plus beau pavillon du lotissement… J’essaie de le freiner, lui dire de profiter de ce qu’on a pour l’instant, mais non, il est insatiable…

 

FERNANDO : Ah oui, bien vu ! Et moi ?

 

MERCEDES : Toi, c’est encore pire, tu te crois responsable de l’humanité entière ! Tant que le monde ne sera pas parfait, tu ne sentiras pas heureux ! En principe, dans une famille comme la tienne, tu aurais dû être curé, ou missionnaire… Bon, toi, tu es communiste, mais c’est du pareil au même. À la différence près que les curés, ils n’ont pas de famille à charge. Parce que dans ton obsession pour que tout le monde soit heureux, ce sont tes proches que tu fais souffrir. Elena, elle est comme moi, elle veut ce qu’il y a de mieux pour elle, pour toi, pour son fils, mais toi, dans ton rêve de grandeur, tu trouves ça mesquin et égoïste. Mais qui est vraiment mesquin et égoïste, dans cette affaire ? Si tu en as marre de la routine, apporte de la fantaisie à ton couple, fais un voyage avec ta femme, au besoin oxygène-toi un peu si tu en as vraiment besoin. Le divorce, personnellement, je ne suis pas contre, mais ça devrait être réservé pour les cas extrêmes. Enfin, c’est mon avis. On n’abandonne pas une femme et un petit garçon parce qu’on en a marre. Ce que t’es prêt à sacrifier pour la lutte finale, fais-le un peu pour ta famille. Voilà, je n’ai rien à dire de plus. Désolé d’être si franche…

 

FERNANDO (sourit) : Pffff, dis, elle a du caractère, la belle-sœur ! Je rectifie : en fait, oui, je te vois bien danser le pogo dans un concert de Kaka de Luxe !

 

MERCEDES (rit franchement) : Bon. Alors, on se le fume, ce joint ?

 

(Fernando et Mercedes sortent.)

 

 

 

Scène 3.

 

(Consuelo, puis Paco, puis Manuel.)

 

La lumière est éteinte. On entend plusieurs coups de téléphone. Consuelo, en chemise de nuit, entre sur scène en courant, décroche le combiné, mais arrive trop tard. Elle allume la lumière, puis elle commence à préparer le petit déjeuner. Paco entre sur scène, en pyjama.

 

PACO : Qui c’était ?

 

CONSUELO : Je ne sais pas, je suis arrivée trop tard.

 

PACO : Quelle heure il est ?

 

CONSUELO (regarde le réveil de la cuisine) : Huit heures moins le quart. Qui peut appeler si tôt ?

 

PACO : J’sais pas. Pas une administration en tout cas, elles ne sont pas ouvertes à cette heure-là. Va falloir bientôt réveiller les frères pour qu’ils me signent tous les papiers vite fait, j’aimerais pouvoir tout régler ce matin à Valladolid. Et si, avec un peu de chance, j’ai le temps de passer à la « diputación » pour arranger cette histoire d’antenne de télé, ce sera parfait.

 

(Il s’attable et Consuelo lui sert un café. Manuel entre en pyjama.)

 

MANUEL : Bonjour. J’ai entendu le téléphone…

 

PACO : Oui, c’était une erreur.

 

MANUEL : Ah bon…

 

CONSUELO : Bien dormi, Manuel ?

 

MANUEL : Oui… Enfin, il y avait des camions tout à l’heure, ils faisaient un de ces raffuts.

 

PACO : Oui, mais ça, tu ne vas pas te plaindre ! Ce sont le bulldozer et les pelleteuses pour le déblayage de la pinède qui sont enfin arrivés. Comme la route n’est pas encore prête, ils passent par le petit sentier derrière la maison.

 

MANUEL : Enfin ! J’avoue que je commençais à m’impatienter un peu, moi, en voyant que les travaux ne commençaient pas.

 

PACO : L’échéance c’était le 1er juillet… On est le 28 juin ! On avait encore trois jours ! Tout était prévu, Manuel !

 

MANUEL : Mouais… C’était juste quand même. N’importe quel contretemps et on devait rendre tout l’argent aux clients. « Tout était prévu »… J’sais pas pourquoi, mais ce genre de phrase, ça me fait penser au match d’hier ça. Un coup franc anodin, et paf, le ballon passe sous le bras d’Arconada et au revoir la coupe d’Europe.

 

PACO : Ah, ne me le rappelle pas, s’il te plaît. Quelle boulette ! Mais on avait quand même notre équipe de terrassiers sur place depuis trois mois.

 

MANUEL : Avec leurs pioches et leurs brouettes ? Ça n’aurait pas suffi à faire croire que le chantier avait commencé, à mon avis.

 

PACO : Bah… Les retards, c’est toujours comme ça, dans le secteur.

 

CONSUELO : Café au lait, Manuel ?

 

MANUEL : Merci, Consuelo. (À Paco.) Bon, à part ça, qu’est-ce que tu avais à nous dire ce matin, toi ?

 

PACO : Rien, vous informer sur le début de la construction. Vous faire signer des papiers. Il y a quelques petits trucs qui ont changé…

 

MANUEL : Rien à débourser, j’espère ? Parce que là, je suis complètement à sec, Paco. (Paco hoche la tête.) Merde ! C’est quoi le problème ?

 

PACO : C’est l’évêché qui n’a pas joué franc jeu. Juste au dernier moment, ils ont augmenté leurs tarifs.

 

MANUEL : Quoi ? Combien ?

 

PACO : Tout est écrit sur les papiers. À peu près à trois cent mille chacun.

 

MANUEL : Trois cent mille ? Les salauds, ils sont pas gênés ! Et si on change d’entreprise pour la construction ?

 

PACO : Ne dis pas de conneries, tu sais bien que c’est impossible. Ils possèdent un bout de la pinède, et pas n’importe lequel, celui du milieu, autour de la chapelle, là où on mettra le centre commercial. On ne peut pas se passer d’eux, Manolo. Et eux, ils le savent. Ils sont en position de force, et ils en profitent, normal. En plus ils ont choisi le dernier moment, pour pas qu’on n’ait le temps de se retourner… Mais bon, ça reste encore très rentable, cette affaire.

 

MANUEL : Trois cent mille… La vache ! Mais je ne peux pas payer, moi !

 

PACO : Quoi, tu n’as rien mis de côté ?

 

MANUEL : Ben non, évidemment… Je ne pouvais pas prévoir ! Depuis quand tu sais tout ça, toi ?

 

PACO : Oh, ça ne fait pas deux semaines.

 

MANUEL : Et tu nous le dis juste maintenant, évidemment ! J’en ai plus que marre que tu nous mettes toujours devant les faits accomplis.

 

PACO : Bah… Quelle importance, au bout du compte il faut payer, on n’a pas le choix. N’empêche, désolé de te dire ça, mais je te trouve un peu naïf dans cette histoire, quand même… Ce n’est pas toi qui me parlais de contretemps, de prévision, tout ça, il n’y a pas cinq minutes ? Tu es vraiment fauché ?

 

MANUEL : Complètement ! Entre le crédit pour la voiture, l’hypothèque de la villa, le collège des gosses…

 

PACO : Tu peux toujours leur céder un bout de terrain…

 

MANUEL : Alors ça, jamais!

 

(Le téléphone sonne à nouveau. Paco va répondre.)

 

PACO : Allô ? Je ne t’entends pas, là… D’où tu m’appelles, Antonio ? Ben non, j’ai de la friture, elle fonctionne mal ta cabine… Le terre-plein, oui, je vois… Oui, très bien fait, faut déblayer manuellement, autour de la chapelle, parce qu’on veut la conserver… Arrête de tourner autour du pot, Antonio, tu veux, et dis-moi pourquoi tu m’appelles si tôt ! (Devient tout à coup blême.) Quoi ? Tu es sûr ? Mais, comment dire… Comment il est… Dans quel état… ? (Silence. Manuel s’est levé et s’est approché de Paco.) Écoute, retourne vite au chantier. Bâchez tout ça et ne touchez à rien ! D’accord ? Et que personne d’autre ne voie ça, surtout ! J’arrive tout de suite.

 

MANUEL : Qu’est-ce qu’il se passe ?

 

PACO (nerveux) : Rien, un contretemps avec les terrassiers. Reste là, je reviens. Consuelo, va me préparer mes affaires, s’il te plaît, il faut que je file.

 

CONSUELO (inquiète) : Qu’est-ce qu’il y a ?

 

PACO (crie) : Mais rien, je vous dis ! Il faut juste que j’y aille maintenant ! Allez dépêche-toi, Consuelo !

 

(Consuelo sort. Paco veut la suivre, mais Manuel le retient par le bras.)

 

MANUEL : Dis-moi, qu’est-ce qu’il se passe ?

 

PACO : Oh, lâche-moi ! Rien de rien, c’est clair ?

 

MANUEL : Bon, moi je vais avec toi, dans ce cas !

 

PACO : Non, tu ne viens pas avec moi, attends là, j’en ai pour une heure maximum.

 

MANUEL : Je m’en fous, je te suis.

 

PACO : Bon. D’accord. Les terrassiers, en piochant le long de la chapelle… Ils ont trouvé… un cadavre.

 

MANUEL : Quoi ?

 

PACO : Comme je te le dis. Un cadavre… Enfin, un squelette, quoi.

 

MANUEL (abasourdi) : Tu crois que… Enfin, je veux dire… Tu crois que ça peut être nous ? À cause de l’incendie ?

 

PACO : J’en sais rien, Manuel, j’en sais rien. Je sais juste qu’il faut se grouiller.

 

MANUEL : Oh, putain, putain, putain…

 

(Paco et Manuel quittent la scène. Ils réapparaissent quelques secondes plus tard, habillés à la hâte, avant de sortir.)

 

 

 

Scène 4.

 

(Consuelo, Mercedes, Fernando.)

 

Consuelo apparaît dans le salon, et commence à débarrasser le petit déjeuner. Elle a l’air particulièrement inquiète. Mercedes apparaît, en robe de chambre.

 

MERCEDES : Bonjour. Où est Manuel ?

 

CONSUELO : Bonjour. Manuel est parti sur le chantier, avec Paco.

 

MERCEDES : Si tôt ? Tu sais ce qu’il se passe ?

 

CONSUELO : Non. Ce matin les engins pour déblayer la pinède sont arrivés, j’imagine qu’ils sont partis pour donner des directives.

 

MERCEDES : Je ne sais pas… Tout à l’heure, Manuel est entré en trombe dans la chambre, en marmonnant des jurons, comme quand il est en retard au boulot. Il s’est habillé à toute vitesse, et il est parti aussitôt. Il était vraiment très nerveux, mais il n’a rien voulu me dire. À mon avis il se passe quelque chose… Un accident sur le chantier, peut-être ? Tu ne sais vraiment rien, Consuelo ?

 

CONSUELO : Non, rien de rien. Mais Paco m’a dit de ne pas s’en faire. Qu’ils reviendraient d’ici une heure ou deux.

 

MERCEDES : Bon, au moins, ils vont revenir dans la matinée… Il n’empêche que je ne suis pas complètement rassurée, moi. Tu sais, nos maris, des fois, ils sont pires que nos gosses. Quand ils font des bêtises, ils essaient toujours de nous les cacher. Comme si on était des imbéciles ! C’est pourtant facile de voir dans leur jeu, ils ne sont pas très doués pour mentir, ces deux-là ! Et plus ils nous disent de ne pas s’en faire, plus je me dis qu’il y a des raisons de s’inquiéter. Ça ne loupe jamais.

 

CONSUELO : Écoute, tu as peut-être raison, mais ce sont leurs affaires. Je ne me vois pas mettre mon nez là-dedans.

 

(Fernando apparaît, en pyjama.)

 

FERNANDO : Bonjour ! Mes frères ne sont pas là ?

 

CONSUELO : Non, ils sont partis pour le chantier.

 

FERNANDO : Ah bon ? Mais on avait une réunion, tous les trois, ce matin. Paco voulait la boucler rapidement, pour faire des démarches à Valladolid.

 

MERCEDES : Tu pourrais peut-être aller voir ce qu’il se passe ?

 

CONSUELO : Non ! Enfin, je veux dire… Paco a insisté pour que Fernando reste là, à les attendre.

 

FERNANDO : Il a insisté, tu dis ?

 

CONSUELO : Oui.

 

FERNANDO : Aïe ! S’il a insisté, c’est que je dois y aller, c’est clair…

 

MERCEDES : Je viens avec toi.

 

FERNANDO : Parfait. Prépare-toi en vitesse, on y va.

 

CONSUELO : Mais Paco a dit…

 

MERCEDES : Paco peut dire ce qu’il veut, moi je ne lui obéis pas servilement. Si tu ne veux pas savoir ce qu’il se passe, libre à toi, Consuelo.

 

(Mercedes et Fernando sortent pour s’habiller dans leurs chambres.)

 

CONSUELO (seule) : Mais si, bien sûr que moi aussi je veux savoir… (Elle va vers le téléphone, décroche le combiné et marque un numéro.) Allô, Mari Pili ? C’est Doña Consuelo, la femme de Don Francisco… Ça va ? Les enfants aussi ? Ah c’est parfait, je suis contente pour toi, Mari Pili. Non, le grand est à l’université depuis déjà deux ans, c’est le cadet, Pepe, qui va entrer cette année… La petite ? Oui, elle a voulu étudier, elle aussi. École d’infirmière. Eh oui, ça ne nous rajeunit pas, tout ça… Heureusement, j’ai encore le petit dernier, en primaire… Oui… Merci. En fait je t’appelle pour te demander un petit service. Ton mari Antonio, ce matin, a appelé à la maison, très tôt… Non, ne t’en fais pas, il ne lui est rien arrivé… J’ai l’impression qu’il a trouvé quelque chose en déblayant la pinède, à côté de la chapelle, et mon Paco est parti aussitôt voir. Sans rien me dire. Oui, c’est ça, tu as tout compris. Je te remercie, vraiment… Tu sais comment sont les hommes, avec leurs petites cachotteries… Alors tu m’appelles si tu sais quelque chose ? Très bien, et encore merci, Mari Pili. Embrasse bien les enfants de ma part.

 

(Fernando et Mercedes, habillés, passent par le salon pour quitter la maison. Consuelo sort aussi, en direction des chambres.)

 

 

 

Scène 5.

 

(Paco, Manuel, Fernando, Mercedes.)

 

Paco, Manuel, Fernando et Mercedes entrent dans la maison.

 

PACO : Consuelo ! Consuelo !

 

(Fernando, Manuel et Mercedes s’installent dans le salon, tandis que Paco cherche Consuelo.)

 

PACO : Consuelo ! J’ai l’impression qu’elle est partie… (Jette un œil dans la cuisine.) Elle n’a rien préparé à manger, il est pourtant déjà deux heures et demi… Où est-ce qu’elle peut bien être fourrée ?

 

MERCEDES : Dommage, j’aurais bien aimé qu’elle soit là, pour écouter, elle aussi.

 

PACO : Quoi, tu veux organiser un procès, ou quelque chose dans le genre, Mercedes ?

 

MERCEDES : Un procès, non, un conseil de famille, oui.

 

PACO : Avec cette chaleur ? Pfff… Ça ne peut pas attendre ?

 

FERNANDO : Non, ça ne peut pas attendre. Je crois que vous avez des choses à nous raconter, les frères… C’est quoi, ce cadavre sous la bâche ?

 

MANUEL : Ce n’est pas un cadavre, c’est un squelette…

 

MERCEDES : C’est pareil ! Un squelette, c’est un cadavre !

 

MANUEL (sur un ton hésitant) : Oui, enfin… Je veux dire… Un cadavre, c’est quelqu’un qui a des bras, des jambes, une tête. Là, ce sont juste des ossements enfouis sous la terre… Enfin… Ce n’est pareil, en fait…

 

MERCEDES : Ah non, s’il te plaît, Manolo, ne joue pas sur les mots ! Squelette ou cadavre, on s’en fiche. Nous, ce qu’on veut savoir, c’est de qui il s’agit et comment il est mort.

 

PACO : Impossible à savoir, Mercedes. C’est précisément ce qu’essaie de te dire Manuel. Un cadavre, on peut l’identifier, un squelette, même la police en est incapable. En plus, il n’y en a pas qu’un, de squelette, il y en a au moins deux.

 

MERCEDES : Deux ? Mais… Comment ?

 

PACO : À moins qu’il s’agisse d’un gars qui possédait deux crânes, bien sûr… (Il rit.)

 

FERNANDO : Quoi, ça te fait marrer ? Tu es peut-être responsable de leur mort, je te signale…

 

PACO (indigné) : Pardon ? Tu me traites d’assassin ? Mon propre frère ? Sous mon propre toit ? Fais très attention à ce que tu dis, Fernando ! Moi, mis à part les cochons, je n’ai jamais égorgé personne !

 

FERNANDO : … Égorgé, non. Par contre, brûlé vif…

 

(Paco, hors de lui, se rue sur Fernando et lui donne un coup de poing. Voyant que Manuel hésite à intervenir, Mercedes s’interpose entre les deux frères.)

 

MERCEDES : Mais arrêtez, arrêtez ! Vous êtes fous ?

 

PACO (à Fernando) : Toi, si tu me traites encore d’assassin, je te tue !

 

FERNANDO (en se relevant, sur un ton ironique) : Capable de tuer pour démontrer que tu n’es pas un criminel… T’as vraiment qu’un pois chiche dans le crâne, toi.

 

(Paco fait mine de lui donner un autre coup.)

 

MANUEL : Paco, arrête ! Fernando a raison, la violence ça ne mène à rien.

 

PACO : C’est lui qui a commencé, avec ses insinuations.

 

MANUEL : Oui, ça, c’est vrai aussi…

 

FERNANDO : Oui, j’ai commencé. Et je continue, d’ailleurs : parle-moi de l’incendie. Celui d’il y a sept ans. Je sais parfaitement que c’était toi, tu sais ! Et maintenant, tu essaies de cacher un cadavre dans la pinède, avoue que c’est suspect, non ?

 

PACO : Un squelette, pas un cadavre ! Et l’incendie, c’était un accident !

 

FERNANDO : À d’autres, Paco, à d’autres… Le lendemain matin, ça puait l’essence dans toute la baraque. Même pas foutu d’être discret !

 

PACO : Ça puait l’essence ? Mais quel flair tu as, quel flair ! Ah oui ! Encore une enquête menée de main de maître par l’inspecteur Colombo… Bravo ! Ah ! Au fait, toi qui es si intelligent, tu ne trouves pas qu’il y a quand même quelque chose qui cloche, dans ton histoire ? (Fernando hausse les épaules.) Les squelettes, on les a retrouvés quand on essayait de déraciner le vieux grenadier. Ensevelis sous la souche. Ce qui prouve qu’ils étaient là avant l’arbre, depuis au moins un demi-siècle, si ce n’est plus ! Mais bon, ton hypothèse est peut-être la bonne, si ça se trouve ce sont des pauvres victimes de l’incendie qui se sont mises à creuser très très vite un terrier histoire de mourir asphyxiées plutôt que brûlées. Sûr qu’on trouve une pelle, tiens, ou alors ils avaient peut-être des griffes au bout des doigts, comme les taupes…

 

FERNANDO : Merde… C’est vrai, ça…

 

PACO : Évidemment que c’est vrai ! Faut réfléchir cinq minutes, avant d’accuser à tort et à travers !

 

FERNANDO : Désolé, vieux, tu as raison… Alors, dans ce cas, qui c’est, ces cadavres ?

 

PACO : Squelettes ! Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Peut-être un règlement de compte entre manouvriers, il y a longtemps, ou alors des Wisigoths, va savoir… En tout cas, ce n’est pas l’incendie, ça, c’est sûr. Et comme personne n’a disparu dans le village depuis des lustres, je crois qu’il n’y a aucune raison de s’inquiéter…

 

MERCEDES : Moi aussi, je suis désolée. C’est vrai qu’on vous a accusés un peu à la légère. Mais c’est tout ce secret qui nous a vraiment paru louche. J’avoue que j’ai du mal à comprendre pourquoi vous avez fait bâcher le trou. Et pourquoi vous n’avez rien voulu dire à personne ?

 

PACO : Pourquoi ? Parce que je n’ai aucune envie que les flics viennent fourrer leur nez là-dedans… Et puis tu imagines les journaux : « On a trouvé des cadavres dans la pinède de Castillejos » ? Qu’est-ce que tu crois que penseraient les gens ? La même chose que vous, pardi : l’incendie d’il y a sept ans. Et si c’est un vestige archéologique, ça veut dire qu’on peut nous paralyser le chantier pendant des années… Donc personne n’a rien vu, on fait couler du béton par-dessus, et on n’en parle plus… Vu ?

 

(Silence. Mercedes approuve de la tête. Fernando réfléchit.)

 

FERNANDO : Je ne sais pas Paco, je ne sais pas… D’accord, c’est moins grave que ce que je pensais, mais j’avoue que j’en ai un peu marre de toutes tes combines… Il y a sept ans, je dis comme ça « c’est dommage que la pinède soit protégée », et comme par hasard, elle brûle pendant la nuit. Là, on a des cadavres, et on se met à les cacher, comme de vulgaires criminels ? Non, désolé, il faut avertir les autorités, tant pis si les travaux doivent s’arrêter pendant quelque temps… On a bien attendu sept ans, on n’est pas pressés.

 

MANUEL : Non, on ne peut pas attendre.

 

FERNANDO : Et pourquoi ?

 

MANUEL : Explique-lui le coup que nous a fait l’évêché, Paco…

 

PACO : Ils ont augmenté leurs tarifs. Plus on met de temps à construire, et plus ça coûtera cher.

 

FERNANDO : Quoi ? Nom d’un chien, mais il commence vraiment à me sortir par les trous de nez, moi, ce projet ! Des caciques locaux, des banquiers, des notaires, et maintenant, c’est l’Église qui nous arnaque ? Ah oui, l’Espagne a beaucoup changé, c’est très moderne maintenant, la démocratie, Felipe González, la movida… Tu parles ! C’est toujours les mêmes qui tirent les ficelles, comme au temps de l’Inquisition. Mais qu’est-ce qu’elle a fait l’Église, au juste, pour mériter tout ce fric ? À part enfermer notre grande sœur dans un couvent ? Putain de secte ! Elle ne peut pas sortir, elle ne peut rien garder pour elle, et quand on lui rend visite, c’est au parloir en présence de la mère supérieure ! Pire que la taule, son couvent !

 

MANUEL : Non, là, Fernando, tu pousses le bouchon un peu loin, je trouve. Teresa, elle est là-bas de son plein gré. C’est sa vocation, ça se respecte.

 

FERNANDO : Sa vocation… Tu rigoles ? Elle est là-bas depuis qu’elle a seize ans ! C’est Père qui a décidé pour elle, en réalité.

 

PACO : Oh arrête un peu ! Teresa, elle est heureuse là où elle est. Alors, je ne vois pas où est le problème.

 

FERNANDO : Le problème, c’est qu’elle est complètement privée de liberté !

 

PACO : Ça y est, le grand mot est lâché ! Liberté ! Typique des gauchistes, ça, vouloir faire le bonheur des gens malgré eux… Teresa n’a aucune envie d’être libre, et tu voudrais l’obliger ?

 

(Fernando s’apprête à répondre, mais Consuelo apparaît dans le salon. Elle a l’air exténuée.)

Scène 6.

 

(Consuelo, Paco, Fernando, Manuel, Mercedes.)

 

Consuelo, à peine arrivée, s’affale dans le canapé.

 

CONSUELO (haletante) : Mercedes, tu peux me donner un verre d’eau, s’il te plaît ?

 

PACO (s’assoit à côté d’elle) : Ça va ? Mais qu’est-ce que tu faisais dehors, avec cette chaleur ?

 

CONSUELO : Oui, c’est vrai qu’il fait chaud, mais je voulais arriver à temps pour préparer à manger… Trop tard, j’ai l’impression. Je suis absolument désolée, je ne sais pas du tout ce qu’on va manger du coup.

 

MERCEDES : Ce n’est pas grave, Consuelo, on va se débrouiller…

 

PACO : Se débrouiller ? Je ne sais pas comment. Et les gosses ?

 

CONSUELO : Chez Mari Pili. Tu sais, la femme d’Antonio, ton contremaître. Les tiens aussi sont là-bas, Mercedes.

 

PACO : Alors, comme ça, tu étais chez Antonio.

 

CONSUELO : Oui, enfin au début. Ensuite je suis allée jusqu’à la ferme de mon oncle Rodolfo.

 

PACO : À pied ? Mais il y au moins huit kilomètres aller-retour ! En pleine chaleur ! Tu es complètement folle ! Je ne te demande pas ce que tu faisais là-bas…

 

CONSUELO : Je voulais savoir…

 

MERCEDES (avec un sourire entendu) : Alors comme ça, tu voulais savoir, toi aussi… Et maintenant, tu sais ?

 

CONSUELO : Oui, maintenant je sais.

 

MERCEDES : Et qu’est-ce que tu sais ?

 

CONSUELO : Que vous avez trouvé des squelettes sur le chantier. Quand j’ai appris ça, chez Mari Pili, j’étais terrorisée. Puis en parlant avec le père d’Antonio, j’ai compris de quoi il s’agissait… Après, je suis allée voir oncle Rodolfo, pour en avoir le cœur net. Vous n’avez rien à craindre, les gens de la pinède, ils sont morts et oubliés depuis longtemps. Le mieux c’est de s’en débarrasser discrètement, pour avoir la paix.

 

FERNANDO : Ah bon ? Et pourquoi tant de secret ?

 

CONSUELO : Il y a des vieilles histoires qu’il vaut mieux ne pas raconter, des disparus qu’il vaut mieux ne jamais retrouver. C’est comme ça.

 

FERNANDO : Mais… Pourquoi ?

 

CONSUELO : Pourquoi ? Pourquoi on meurt au cours d’une guerre ? Il y a tant de raisons…

 

FERNANDO : Ça date de la guerre civile, alors… Tu sais comment ils sont morts ?

 

CONSUELO : Apparemment, ils ont été fusillés dans la pinède, contre le mur de la chapelle, en début 39. Une dizaine de personnes, tous des gens du village. Alors, tu comprends, c’est un sujet délicat…

 

PACO : Non, c’est sûr, moins on parlera de cette époque-là, et mieux on se portera. Bon, voilà, affaire classée, n’en parlons plus.

 

FERNANDO : Pourquoi ? Moi, ça m’intéresse d’en parler ! Tu as plus de détails ?

 

PACO : Mais pourquoi tu veux savoir ça, toi ? C’est quoi cette curiosité morbide ?

 

CONSUELO : Paco a raison. Ce n’est pas bon de rallumer les vieilles rancœurs entre les gens…

 

FERNANDO : Les gens ? Excuse-moi, Consuelo, mais ici, il n’y a que nous… Allez, raconte, ça m’intéresse d’apprendre qu’il y a eu des républicains dans ce village, tu parles ! Je commençais à désespérer, moi !

 

CONSUELO : Non, il vaut mieux ne pas remuer le passé.

 

FERNANDO : Même ici ?

 

PACO : Tu ne vois pas qu’elle n’a aucune envie de parler ?

 

FERNANDO : Pourquoi, Consuelo ? Pourquoi tu ne veux pas nous dire ? Il n’y aucune raison… (Un silence.) À moins que…

 

MANUEL : À moins que quoi ?

 

FERNANDO : À moins que ça ne concerne aussi notre famille…

 

PACO : Ça y est, voilà Nando qui se prend encore pour Colombo. Arrête un peu, ça commence à m’énerver, là.

 

MANUEL : En plus, que je sache, chez nous, personne n’est mort pendant la guerre…

 

FERNANDO : Non, personne n’est mort… Mais moi je ne pensais pas aux victimes, en fait.

 

MANUEL : Qu’est-ce que tu veux dire ?

 

FERNANDO : Qu’est-ce qu’il faisait Père, pendant la guerre ?

 

MANUEL (énervé) : Père ? Il était paysan, pas soldat.

 

FERNANDO : Oui, et il a commencé à s’enrichir dans les années 40, non ?

 

MANUEL : Faut toujours que tu imagines le pire !

 

PACO : Tout à l’heure j’étais un assassin, maintenant c’est le tour de Père… Décidément, c’est de la parano.

 

FERNANDO : Peut-être. Ou peut-être pas. C’est à Consuelo de nous dire…

 

(Tous regardent Consuelo, qui baisse la tête.)

 

FERNANDO : Consuelo, c’est Père qui a fait fusiller ces hommes ?

 

(Consuelo acquiesce de la tête, puis elle se met à pleurer. Mercedes la serre dans ses bras.)

 

PACO : Bravo, tu as fait pleurer ma femme !

 

MANUEL (abattu) : Merde, Père… je n’aurais jamais cru !

 

PACO (en colère) : Et alors ? Qu’est-ce que ça change ? C’était la guerre, et dans une guerre, on tue des gens, c’est normal ! Père a combattu, comme pratiquement tous les autres hommes de sa génération. Et comme il était d’une bonne famille et qu’il était malin, il devait être sergent ou capitaine… Donc c’est lui qui commandait, c’est logique.

 

FERNANDO : Et il a fait fusiller une dizaine de personnes sur sa propriété.

 

PACO : Il était peut-être obligé. On n’en sait rien. C’était peut-être dangereux de garder des prisonniers en vie…

 

FERNANDO : Oui, bien sûr. En 39.

 

PACO : Quoi, en 39 ?

 

FERNANDO : En 39, ça faisait déjà plus de deux ans que la province était contrôlée par les franquistes. Il n’y avait pas le moindre combat.

 

PACO : J’sais pas, moi, c’étaient peut-être des maquisards !

 

FERNANDO : Mouais… Pas très plausible… Ça pue le règlement de compte, surtout.

 

MANUEL : Écoute, la guerre, c’était quelque chose de terrible. Des crimes abominables, des deux côtés. On ne saura jamais la vérité, et c’est mieux comme ça. Père devait bien avoir ses raisons, ce n’était pas non plus un monstre.

 

PACO : En plus, si c’est l’oncle de Consuelo qui raconte tout ça, faut pas forcément tout prendre pour argent comptant. La mémoire, ça joue des tours.

 

FERNANDO (à Consuelo) : Qu’est-ce qu’il t’a raconté exactement, ton oncle ?

 

(Consuelo continue de pleurer. Mercedes la serre dans ses bras.)

 

MERCEDES : Tu ne vois pas qu’elle n’est pas en mesure de te répondre, là ? Et que tu fais souffrir tes frères pour rien ? Ça suffit, Fernando !

 

MANUEL : Mercedes a raison.

 

FERNANDO : Eh, j’ai le droit de savoir la vérité, quand même !

 

MANUEL : Et nous, on a le droit de ne pas la savoir.

 

FERNANDO : Pas sûr qu’il soit dans la liste des droits de l’homme, ce droit-là, par contre. Mais bon, si vous vous y mettez tous, d’accord, je me tais.

 

PACO : Bien. Vous savez ce que je vous propose ? On va manger dans un restaurant, à Valladolid. Après, je passerai déposer le contrat…

 

FERNANDO : Quel contrat ?

 

PACO : Celui qu’on doit signer aujourd’hui, bien sûr. Les conditions pour la construction des lotissements.

 

FERNANDO : Ah, l’arnaque des curés ? Je ne suis pas du tout sûr de vouloir signer ça, moi.

 

MANUEL : Ah non ! Ne nous fais pas ça, s’il te plaît ! Pense à nous !

 

FERNANDO : Écoute, faut que ce soit absolument aujourd’hui ? Je veux dire, j’aimerais bien un moment pour réfléchir, moi.

 

PACO : On doit tout boucler pour le 1er juillet. Si tu ne signes pas aujourd’hui, demain.

 

FERNANDO : Alors demain, dans ce cas. Demain soir, après le boulot, je viens à Castillejos et on en parle.

 

PACO : Demain sans faute, hein.

 

FERNANDO : Ne t’en fais pas.

 

MANUEL : Réfléchis bien, ne fais pas le con !

 

PACO : On y va ?

 

MERCEDES (à Fernando) : Tu viens au restaurant avec nous ?

 

FERNANDO : Non, je vais à Valladolid aussi, mais à la maison… J’ai plein de choses à faire.

 

MERCEDES : Tant pis…

 

PACO : Allez, on est partis !

 

(Ils sortent.)

 

 

 

Scène 7.

 

(Consuelo, Fernando.)

 

Consuelo est assise dans un des fauteuils du salon, avec la lumière éteinte. Fernando entre dans la maison. Il porte une chemise et une cravate.

FERNANDO : Consuelo ! Tu es là ?

 

CONSUELO : Oui, oui, entre, Fernando.

 

(Consuelo entre dans le salon.)

 

FERNANDO : Bon, donc, me voilà.

 

CONSUELO : Merci, merci beaucoup d’être venu.

 

FERNANDO : De rien, c’est normal. C’est sombre, ici. J’allume la lumière ?

 

CONSUELO : Non, laisse-la éteinte, j’ai un peu mal aux yeux. Sûr que ça ne t’a pas dérangé de venir un peu plus tôt que prévu pour parler avec moi ?

 

FERNANDO : Non, ne t’inquiète pas… En plus, je t’ai sentie très tendue au téléphone, ce matin, je me suis dit qu’il fallait absolument que je vienne. Bref, je me suis organisé pour sortir du boulot avant l’heure, et puis ça tombe bien, je n’avais pas envie de repasser par chez moi.

 

CONSUELO : Tu n’avais pas envie de voir ton petit Pablo ?

 

FERNANDO : Pablito, bien sûr que j’avais envie. C’est Elena qui… Enfin, on s’est disputés, hier soir.

 

CONSUELO : Disputés ? Décidément, c’est la saison…

 

FERNANDO : Pourquoi tu voulais me voir avant de me réunir avec mes frères ? J’espère que ce n’est pas pour essayer de me convaincre de signer ces fichus papiers, parce que depuis hier, j’ai reçu un appel de Manuel et un autre de Mercedes pour me demander comment j’allais… En fait ils cherchaient à savoir si j’avais pris une décision.

 

CONSUELO : C’est vrai que ce serait dramatique si tu ne signais pas, mais on n’est pas à un drame près dans cette famille. Alors non, je ne veux te convaincre de rien, Fernando, tout ce que tu décideras, ça me paraîtra bien.

 

FERNANDO : Tiens ? Merci, c’est inhabituel ce genre d’attitude dans cette famille, ça fait plaisir… Mais de toutes façons, ma décision est prise, je vais signer. Je n’ai pas envie de mettre mes frères sur la paille.

 

CONSUELO : Comme tu veux. Ne te crois pas obligé de participer à un projet qui n’est pas le tien…

 

FERNANDO (en observant Consuelo) : Consuelo, qu’est-ce que tu as au visage ?

 

CONSUELO : Moi ? Rien.

 

FERNANDO : Si, comme une ombre sous l'œil… (Il allume la lumière. Consuelo a un œil au beurre noir.) Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

 

CONSUELO : Ce n’est rien, je suis tombée ce matin.

 

FERNANDO : Je ne te crois pas.

 

CONSUELO : Si, c’est vrai, je suis tombée. Je me suis cognée contre le rebord de la cuisine.

 

FERNANDO (fronce les sourcils) : C’est Paco ? (Consuelo demeure silencieuse.) Regarde-moi, Consuelo. C’est Paco ?

 

(Consuelo répond « non » de la tête.)

 

FERNANDO : Tu m’appelles, éplorée, en fin de matinée, et quand je viens, tu ne veux rien me dire… Ton coup de fil, c’était un appel au secours. Tu croyais vraiment que je n’allais pas remarquer cet œil au beurre noir, et faire le rapport avec Paco ?

 

CONSUELO : Manuel ne l’a pas vu, mes gosses non plus…

 

FERNANDO : Et Mercedes ?

 

CONSUELO : Je lui ai dit que j’étais tombée, et elle m’a crue, elle.

 

FERNANDO : Bien sûr, comme elle ne cherche pas à savoir, elle ne prend pas la peine de regarder non plus. C’est pour ça que tu m’as appelé, en espérant que moi, je verrais.

 

CONSUELO : Non, tu te trompes, il n’y a rien à voir, et je ne t’ai pas appelé pour te parler de ça, mais d’autre chose. De ce qu’il s’est passé dans la pinède, il y a quarante ans. Tu voulais connaître cette histoire sur ton père, et je crois que tu en as le droit.

 

FERNANDO : Je préfère largement connaître les drames du présent. Au moins on peut essayer de les résoudre.

 

CONSUELO : Le présent et le passé, tout est lié.

 

FERNANDO : Pourquoi il t’a frappé ? Il le fait souvent ?

 

CONSUELO : Ne me parle plus de ça, s’il te plaît. Ce sont mes affaires…

 

FERNANDO : Ce matin, tu voulais me le dire, mais maintenant tu as peur des conséquences et tu te rétractes…

 

CONSUELO : Et toi aussi, tu te rétractes, Fernando ! Je vois bien comment tu fonctionnes, avec tes frères ! Chaque fois, tu râles et puis finalement, tu acceptes tout sans rechigner, par peur des conséquences ! On est pareils, sauf que toi, tu ne respectes pas mes décisions…

 

FERNANDO : Non, ce n’est pas pareil… Moi, je ne suis pas maltraité.

 

CONSUELO : Moi non plus, Fernando ! Ça faisait très longtemps que Paco ne me frappait pas !

 

FERNANDO : Tu viens d’avouer, là, Consuelo !

 

CONSUELO (après un silence) : Oui, tu as raison, je viens d’avouer… Mais, je t’en prie, n’en parle à personne. Là, Paco était à cran, il a explosé, mais il m’aime, tu sais, il m’aime vraiment, à sa manière.

 

FERNANDO : À sa manière… Si personne ne le contredit, il est content, sinon… Ce n’est pas de l’amour, ça.

 

CONSUELO : Si. Tu sais, quand il a décidé de m’épouser, tout le monde était contre, ton père, ta mère, il a su s’imposer… Par amour…

 

FERNANDO : Oui, je me souviens, vaguement… Je devais avoir seize ou dix-sept ans quand vous vous êtes mariés. Mais je ne m’intéressais pas beaucoup à ce qu’il se passait au village ou à la maison. Je me rappelle quand même quelque chose qui m’avait marqué. Père qui ne voulait pas t’embrasser le jour de ton mariage. C’est Mère qui l’a convaincu…

 

CONSUELO : Il n’a jamais pu me supporter, ton père. À la fin, quand il était malade, il m’insultait chaque fois que j’entrais dans la chambre. Il m’appelait bâtarde, fille de pute. Et moi, j’étais seule pour m’occuper de lui. C’était vraiment du harcèlement, oui, là, je me suis sentie maltraitée. Et Paco m’a beaucoup aidée. Tu sais, sans lui, je n’aurais pas supporté. Alors, tu vois, cet œil au beurre noir, ce n’est rien du tout…

 

FERNANDO : Pourquoi ? Pourquoi Père te détestait à ce point ?

 

CONSUELO : Je ne l’ai jamais su. Mais hier, mon oncle m’a tout raconté. C’est à cause de mon père… Moi, mon père, je ne l’ai jamais connu. On m’avait toujours dit qu’il était mort quelques mois après ma naissance, en janvier 39, au cours de l’offensive nationale en Catalogne. Je n’avais aucune raison de croire le contraire, on avait perdu le corps, mais il y avait son certificat de décès, et puis ma mère recevait une pension… En fait, les papiers avaient été falsifiés. Mon père est bien mort à cette période-là, mais pas en Catalogne. Ici, au village. Dans la pinède.

 

FERNANDO : Dans la pinède ? Alors, c’est mon père qui…

 

CONSUELO : Oui.

 

FERNANDO : Merde… C’est incroyable, cette histoire…

 

CONSUELO : Oh, tu sais, ce n’est pas si surprenant que ça, en réalité. Lorsque les guerres éclatent, il se passe des choses qu’on n’aurait jamais imaginées. Et cette guerre-là, c’était une guerre civile. L’ennemi, c’était ton voisin, ton frère, tes cousins… Je suis sûre que dans chaque village, il y a au moins une histoire aussi incroyable que la mienne.

 

FERNANDO : Il était républicain, ton père ?

 

CONSUELO : D’après ce que dit mon oncle Rodolfo, même pas. Il était chrétien, mais modéré. Tu ne sais sans doute pas, Fernando, mais ma famille, avant la guerre, c’était la plus influente de tout le village. Oui, à cette époque-là, les caciques de Castillejos, c’étaient eux, les Aguilar. Les Belmonte c’étaient des paysans. Plutôt aisés, mais juste des paysans. Quand la guerre a éclaté, ton père faisait partie de la phalange, et il a été nommé maire de Castillejos juste après le soulèvement. En 39, comme il voyait venir la fin de la guerre, il en a profité pour éliminer ceux qui lui faisaient de l’ombre. Mon père, il l’a accusé de désertion, et il l’a fait fusiller sans aucune forme de procès. Il n’avait pas du tout déserté, mon père, il profitait simplement des derniers jours de sa permission… Parce que je venais de naître… (Elle pleure, puis se ressaisit.) Les terrains de ma famille ont été réquisitionnés, puis ton père les a achetés pour une bouchée de pain juste après la guerre… Avant, il n’avait rien. Même pas la pinède. Elle appartenait à ma famille…

 

FERNANDO : Et ta mère, elle savait ?

 

CONSUELO : Oui, et elle n’a jamais rien dit, jusqu’à sa mort. Dans les années 40, les derniers membres de la famille Aguilar se sont enfuis de Castillejos… Et ma mère est allée vivre chez son frère, mon oncle Rodolfo. Lui, il a réussi à convaincre ton père pour trafiquer le certificat de décès, que ma mère puisse toucher une pension, et qu’elle soit respectée dans le village. La veuve d’un héros de guerre, ce n’était pas pareil que la femme d’un déserteur, tu comprends ? Et moi, j’étais une fille sans père, mais heureusement, je n’ai jamais été mise à l’écart dans le village, jamais personne ne m’a insultée, à part ton père, quand il est tombé malade… Ma pauvre mère, ce qu’elle a dû supporter… Vivre chaque jour avec pour voisin l’assassin de son mari… Et quand je me suis fiancée avec Paco, elle n’a pas bronché, elle a accepté sans sourciller… C’était une vraie sainte, ma mère ! Alors tu vois, Nando, à côté d’elle, ce que je dois supporter, c’est bien peu, tu comprends…

 

FERNANDO : Non, ça n’est pas une raison pour que toi, tu acceptes tout.

 

CONSUELO : Oh, je n’accepte pas tout… Paco m’a giflée hier soir, mais c’était vraiment exceptionnel, tu sais… C’est loin d’être un monstre, ton frère.

 

FERNANDO : Il t’a frappée quand tu lui as raconté l’histoire de ton père ?

 

CONSUELO : Oui. Il l’a très mal pris sur le moment. Une baffe, du revers de la main. Ça lui a échappé. Mais il m’a demandé pardon juste après, tu sais !

 

FERNANDO : Et il t’a fait promettre de ne jamais rien raconter à personne, pas vrai ?

 

CONSUELO (après un silence) : Oui.

 

FERNANDO : Mais dès le lendemain, tu me racontes tout…

 

CONSUELO (baisse la tête) : Je n’aurais pas dû. Ce matin, j’étais indignée. Manuel, Mercedes, mes propres fils, tout le monde m’a vue avec ce bleu, mais ils ont fait comme si de rien n’était. Il n’est de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, comme on dit… Ce matin, j’ai pensé à ma mère, à son silence, pendant toute sa vie… Ce fardeau que je dois porter à mon tour… Oui, j’ai eu peur ce matin, peur de devoir endurer ce qu’a enduré ma mère pendant toutes ces années… Mais maintenant, je ne sais plus. J’ai moins peur. Et je me rends compte que je viens de trahir mon mari en te parlant de tout ça.

 

FERNANDO : Non, Consuelo, tu as toujours aussi peur qu’avant. Seulement, maintenant, tu te rends compte que tu as encore plus peur de parler que de te taire… Alors, tu commences à te résigner.

 

CONSUELO : C’est vrai que j’ai peur de parler, Fernando. Si le scandale éclate, qu’est-ce que je deviendrai ? Je n’ai pas le choix…

 

FERNANDO : Pas le choix… Combien de fois j’ai entendu cette phrase depuis que je suis revenu en Espagne… Qu’est-ce que tu veux que je fasse, au juste, maintenant ?

 

CONSUELO : Je te l’ai déjà dit, tu es libre de faire ce que tu veux. Parler ou te taire, signer ou pas les contrats. Tu avais le droit de savoir, maintenant tu sais tout.

 

FERNANDO : Oui, au fond, comme tu n’arrives pas à décider, tu veux que je le fasse à ta place…

 

CONSUELO (après un silence) : Oui, je n’y avais pas pensé. Ma vie est entre tes mains, maintenant, en fonction de la décision que tu prendras, tu trancheras sur mon sort. C’est une très grosse responsabilité pour toi… Je suis désolée de t’avoir infligé ça, vraiment. Je devrais peut-être te dire ce que tu dois faire, te demander de parler à Paco, ou de te taire et de signer… Mais je n’y arrive pas, c’est plus fort que moi, je ne sais pas obliger les gens.

 

FERNANDO : C’est tout à ton honneur, ça veut dire que tu respectes la liberté des autres, par-dessus ta propre vie. Au fond, tu es une vraie anarchiste, Consuelo, comme on n’en fait plus aujourd’hui… Enfin, si tu n’allais pas à la messe tous les jours, bien sûr.

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