Scène 8.
(Tous, puis juste Paco, Fernando et Manuel.)
Paco, Manuel et Mercedes entrent en scène et s’arrêtent sur le perron.
MANUEL : Fernando est déjà arrivé, sa voiture est là. Bizarre…
PACO : Tant mieux, on dînera avant, comme ça.
MERCEDES : Si la réunion est courte, c’est bon signe.
PACO : Je ne vois pas pourquoi elle serait longue ! Il n’y a pas trente-six mille solutions non plus. On fait signer Nando et puis à table…
MANUEL : Pourvu que ce soit aussi simple…
(Ils entrent dans la maison.)
MANUEL, MERCEDES (en chœur, sur un ton faussement enjoué) : Bonsoir Fernando ! Bonsoir Consuelo !
PACO : Salut Nando. J’espère que tu as bien réfléchi.
FERNANDO : Réfléchi, oui. Bien, je ne sais pas.
PACO : Bon, je crois qu’on va se mettre à discuter sans plus attendre. Vous nous laissez entre hommes, les femmes ?
CONSUELO : Bien sûr. Tu viens, Mercedes ?
(Mercedes et Consuelo sortent.)
MANUEL : Alors, tu as pris une décision ?
FERNANDO : Oui. (Un silence.)
MANUEL : Et qu’est-ce que tu as décidé ?
FERNANDO : Bon, je crois que je vais les signer, ces fichus papiers. Sinon, c’est la ruine pour vous. Par contre…
MANUEL : Par contre ?
FERNANDO : Par contre, j’aimerais bien me retirer du projet, le plus vite possible. C’est faisable ?
PACO : Impossible. Si tu signes, c’est pour t’engager à payer trois cent cinquante mille dans les trois mois et continuer la construction, je te fais remarquer.
FERNANDO : Vous pourriez me racheter ma part, tous les deux.
PACO : Non. On doit débourser beaucoup d’argent chacun, on n’a pas les reins assez solides pour en plus payer ta dette et tes terrains… Ça chiffrerait trop gros, ça.
FERNANDO : Ou alors chercher une troisième personne pour me remplacer, peut-être ?
PACO : Tu ne trouveras pas. Il y a des projets immobiliers beaucoup plus juteux que le nôtre… Avec cette histoire d’augmentation de tarifs, elle est moins appétissante qu’avant, notre affaire.
FERNANDO : C’est à prendre ou à laisser. Je ne continuerai pas. Si on n’a pas un début d’accord, au moins oral, je ne signe pas, c’est tout.
PACO : Mais c’est du chantage, ça ! C’est dégueulasse !
FERNANDO (ironique) : Mais non, ce n’est pas dégueulasse, c’est juste capitaliste. Sauf que moi, je veux bien revoir le prix de mon terrain à la baisse, si ça vous arrange… Ce n’est pas le fric qui motive mon départ. J’en ai marre de jouer aux promoteurs et je ne débourserai pas une pésète de plus pour l’Église.
MANUEL : Si tu revois ton prix à la baisse, ça peut peut-être m’intéresser.
PACO : Ben, tu n’étais pas complètement à sec, toi ?
MANUEL : Complètement. Mais ce matin, j’ai un peu réfléchi à cette éventualité, et j’ai appelé un copain qui travaille dans une banque. J’ai un plan pour obtenir un nouveau prêt. Une opération financière assez simple, qui permettrait d’avoir des fonds immédiatement.
PACO : Si je comprends bien, tu vas t’endetter histoire de payer ce que tu dois.
MANUEL : Oui, enfin… Pas exactement m’endetter, plutôt hypothéquer.
PACO : Eh ben t’es pas dans la merde…
FERNANDO : Tu es sûr de ce que tu fais, Manuel ?
MANUEL : Oui, pas de problème.
FERNANDO : Tu en as parlé à ta femme ? Elle en pense quoi ?
MANUEL : Non, je ne lui en ai pas parlé. Mercedes, elle ne comprend rien aux affaires.
PACO : Bien joué, Manolo, faut pas se laisser marcher sur les pieds par les bonnes femmes.
FERNANDO : Au moins, quand les femmes nous marchent sur les pieds, ça fait moins mal que quand les hommes leur piétinent la gueule…
PACO : Qu’est-ce que tu racontes ?
FERNANDO : Non, rien, rien… (À Manuel.) Bon, on essaiera de se mettre d’accord sur un prix pour les terrains. Je ne sais pas, moi, les deux tiers de leur valeur, par exemple.
MANUEL : Les deux tiers ? oui, ça ma va. Mais la valeur initiale, pas en spéculant sur la plus-value du terrain une fois construit.
FERNANDO : Bon, on verra ça dans le détail plus tard. Mais je veux de l’argent frais, pas une reconnaissance de dettes, on est bien d’accord !
MANUEL : Ne t’en fais pas. Avec le prêt, je vais disposer d’un million tout de suite. Je paie cash les sept cent mille à l’évêché, et pour toi trois cents. Après, on établit une mensualité pour le rachat de tes terrains…
FERNANDO : C’est parfait !
MANUEL : Marché conclu !
PACO : Alors tu signes les papiers ?
FERNANDO : Amène.
(Paco prend les documents sur la table et les tend à Fernando, avec un stylo-plume.)
PACO : Tu mets « lu et approuvé » sur chaque feuille… Une petite eau-de-vie, les enfants ?
FERNANDO : Allez, pourquoi pas ?
MANUEL : Va pour l’eau-de-vie des grands soirs !
(Paco sert l’eau-de-vie, pendant que Fernando signe les papiers. Ils trinquent et boivent cul sec. Paco ressert un autre verre.)
MANUEL : Je ne pensais vraiment pas que tu allais signer aussi vite. C’est rare, entre frères, de se mettre d’accord sans se disputer.
PACO (amusé) : Mais non, en fait, c’est comme dans cette série, là… Dallas ! On maintient le suspense pour le prochain épisode.
FERNANDO : Dallas ? Ah oui ! Je te vois bien dans le rôle de J.R., toi…
MANUEL : Et c’est quoi le prochain épisode ?
PACO : Ben, là Nando vient de signer, c’est bien, on a sauvé l’affaire pour le moment. Mais si l’Église n’a pas son million avant trois mois, on sera obligés de déposer le bilan, qu’on ait signé ou pas. Vous avez intérêt à boucler votre affaire vite fait, vous deux.
FERNANDO : T’en fais pas. Si Manuel fait ce qu’on vient de dire, aucun problème. Mais il me faut de l’argent disponible tout de suite.
MANUEL : T’en fais pas, tu l’auras… Au fait, pourquoi tu as soudain besoin d’autant d’argent, toi ?
FERNANDO : Je vais peut-être retourner en France… Je ne sais pas trop.
MANUEL : Ah bon ? Tu n’es pas bien ici ? Avec ton petit boulot et ta petite famille ?
FERNANDO : Non… Je vais divorcer, Manuel.
MANUEL : Merde alors. Qu’est-ce qu’il se passe ?
FERNANDO (boit une gorgée d’eau-de-vie) : C’est devenu impossible, la vie de famille, voilà tout.
PACO : Au lieu de divorcer, tu devrais prendre exemple sur Manolo et moi. Nous, nos femmes…
FERNANDO (sur un ton sec) : Ah non, Paco, non ! Tais-toi, s’il te plaît. Je te le conseille fortement.
(Paco hausse les épaules et ressert des verres d’eau-de-vie.)
PACO : Bon, bon… On n’en parle pas, alors. Buvons dans ce cas.
FERNANDO : Oui, vaut mieux. Non, franchement, les frères, je n’ai aucune envie de parler de ça avec vous, alors buvons.
(Ils boivent cul sec.)
MANUEL : Bon, on appelle les femmes ?
FERNANDO : Attends encore un peu. Il reste encore un truc à régler.
MANUEL : Ah oui ? Quoi ?
FERNANDO : Les morts, dans la pinède, on en fait quoi ?
PACO : On en fait quoi ? Rien, les morts, ils sont morts ! On ne peut pas les ressusciter, les morts, alors à quoi bon ?
FERNANDO : Non, je veux dire… Ils doivent bien avoir des familles, tous ces disparus.
PACO : Et ça servirait à quoi, à part à nous attirer des emmerdes ?
FERNANDO : À quoi ? À quoi sert la justice ? La vérité ?
PACO : T’es pas bien, toi…
MANUEL : Hors de question. Tu sais la merde que ça peut remuer ? Ça peut mener très loin, cette affaire. Même le gouvernement socialiste n’a pas osé s’aventurer là-dedans, c’est dire.
FERNANDO : Je sais, mais rien ne nous empêche de le faire, à une petite échelle.
MANUEL : Tu sais, moi, tout ce que je veux, c’est de pouvoir oublier cette histoire au plus vite. Depuis que tu m’as raconté l’histoire de Père, je ne me sens pas très bien, et je n’ai aucune envie qu’on crie ça sur les toits.
PACO : Bon, voyons voir, je vais essayer d’expliquer sans m’énerver. Nous, on y est pour rien dans cette histoire. Mais les gens du village ne vont pas penser pareil, ils vont nous mettre tous dans le même sac, le père et les fils. Ils se mettront à parler, et à la fin, ils finiront par nous réclamer une réparation. Bref, on sera dans la merde jusqu’au cou. Alors déconne pas, quoi…
MANUEL : Parfaitement. Nando, écoute ton frangin, il connaît mieux que toi le village…
FERNANDO : Manuel, tu sais que cette pinède, en réalité, elle ne devrait pas nous appartenir ? Que Père se l’est appropriée pendant la guerre, en faisant tuer les vrais propriétaires ?
PACO : Comment tu sais ça, toi ?
FERNANDO : Je me suis renseigné au village…
PACO : Mais tu n’es vraiment qu’un fouille-merde, Fernando !
MANUEL : Paco, calme-toi ! Fernando, tu dis que cette pinède ne devrait pas nous appartenir à cause d’un vieux crime commis par notre père il y a un demi-siècle, c’est ça ?
FERNANDO : Tout à fait.
MANUEL : Alors dans ce cas-là, l’Espagne devrait aussi rendre l’or du Pérou, et l’aqueduc de Ségovie aux romains, tant que t’y es…
PACO : Bravo, Manuel, ça c’est envoyé !
FERNANDO : Oui, c’est envoyé. Sauf qu’on est en train de parler de gens encore vivants. Certains sont en train de terrasser la pinède tandis que leurs pères ou leurs oncles sont enterrés juste dessous…
PACO : Ben, c’est justement pour ça qu’il faut la boucler !
FERNANDO : Faites ce que vous voulez, moi, je verserai une part de ce que me donnera Manuel aux familles des victimes.
PACO (hors de lui) : Quoi ? Mais t’es complètement cinglé, ma parole ! Tu ne feras rien du tout.
FERNANDO : Tu n’as pas à m’interdire ! Chacun fait ce qu’il veut !
PACO : Si tu fais ça, au revoir les lotissements. Tu sais qui étaient les grands alliés de Père, pendant la guerre ? Le curé de Castillejos, et Don Adolfo, le père du maire de Corcos ! Ils sont encore vivants et on a besoin d’eux.
FERNANDO : Je m’en fous. Vous n’avez qu’à leur dire que votre frère est devenu fou, et que c’est justement pour ça que vous l’avez viré de l’affaire.
PACO (sur un air de défi) : Tu ne parleras pas.
FERNANDO : Tu me menaces, là ?
PACO : Oui, parfaitement, je te menace. Et je t’emmerde. Un ado irresponsable, un sale gosse, voilà ce que tu es. Tu n’as pas changé depuis que tu as dix-sept ans. Tout d’un coup, tu en as marre, alors tu casses tout, et puis tu plies bagage. Et nous on reste là, comme des cons, à ramasser les pots cassés. C’était pareil quand tu es parti en France, et maintenant, tu recommences. Tu fous tes frangins dans la merde, tu abandonnes ta femme et ton môme…
FERNANDO : Je ne les abandonne pas, je divorce et je leur verserai une bonne pension. Et puis je n’ai aucun conseil à recevoir de ta part sur ce sujet.
PACO : Ah bon, et pourquoi pas ?
FERNANDO : Parce qu’au moins, ma femme, elle ne me sert pas de punching-ball, moi !
PACO : Quoi ? Mais qu’est-ce que tu dis, là ?
FERNANDO : Je dis que la prochaine fois que tu frappes ta femme, je te dénonce !
(Paco se jette sur Fernando et les deux hommes commencent à se battre. Au cours de la lutte, la tête de Fernando heurte le rebord de la cheminée, et il tombe raide par terre. Du sang commence à se répandre sur le sol. Manuel se rue vers le corps.)
MANUEL (crie) : Fernando… Fernando… Il est… mort…
(Paco s’affale dans un fauteuil, abasourdi, le regard fixé sur le cadavre, sans souffler mot.)
Scène 9.
(Manuel, Paco, Mercedes, Consuelo.)
Mercedes entre en courant dans le salon.
MERCEDES : C’est quoi ces cris ? Qu’est-ce qui se p…
(Elle découvre la scène, et prend tout à coup un air terrifié. Consuelo accourt derrière elle, et se met à hurler. Mercedes la prend dans ses bras et la force à s’asseoir dans le canapé.)
MERCEDES : Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
MANUEL : Paco…
PACO : Un accident. (Long silence.) Bon, on ne va pas rester là les bras croisés, non plus ?
MANUEL : J’appelle l’ambulance ?
PACO : Il est mort, Manolo. Les morts, on ne peut pas les ressusciter.
MANUEL : La garde civile alors ?
PACO : Et ça servirait à quoi, à part à nous attirer des emmerdes ? Les grosses, les très grosses emmerdes, pour tout le monde, pas besoin de vous faire un dessin. (Paco regarde un par un chaque membre de la famille.) Alors voilà… Fernando est parti en voiture après la réunion. Il était très nerveux, il s’était disputé avec sa femme cet après-midi et voulait rentrer chez lui. Il avait trop bu. Plusieurs verres d’eau-de-vie coup sur coup. Il a pris la voiture. Il a mal négocié le virage sur le sentier juste en haut de la maison. La voiture est tombée dans le ravin.
MANUEL : Ça ne fonctionnera jamais…
PACO : On n’est pas suspects… Il a signé les papiers, il n’y a aucune raison.
(Soudain, Mercedes se lève du canapé et sort.)
PACO (à Manuel) : Va la chercher, va la chercher, merde !
(Manuel hésite et finalement, c’est Paco qui se lève pour sortir. Mais Mercedes entre à nouveau dans le salon. Elle porte un seau, un balai-brosse et une serpillière.)
MERCEDES : Dépêchez-vous. Les gosses ne vont pas tarder à arriver pour dîner. Vous, faites ce que vous avez à faire.
(Paco et Manuel sortent en traînant le cadavre de Fernando. Mercedes regarde Consuelo et lui tend le seau et le balai. Après une longue hésitation, Consuelo se lève pour s’en emparer. Elle lave le sol, en pleurant. On entend le son d’une voiture qui démarre, puis tombe dans le ravin.)
FIN DE L’ACTE 2.
ÉPILOGUE :
ÉTÉ 2011. MANUEL.
Scène 1.
(Pablo, Manuel, Consuelo, Mercedes.)
Un jeune homme avance vers la scène depuis le public. Il est vêtu avec un sweat-shirt, un jean, un keffieh palestinien et une casquette. Il écoute un mp4, et le public entend la même chanson que lui : « Desaparecido » de Manu Chao.
Lorsqu’il monte sur la scène, on reconnaît l’acteur qui interprétait le personnage de Fernando. Il s’arrête sur le perron, appelle à la porte, et comme on ne lui répond pas, il s’assoit sur le banc, devant la maison. Il sort de sa poche une grenade, un canif et commence à peler le fruit. Il mange un peu, puis s’endort.
Mercedes, Manuel et Consuelo entrent en scène et se dirigent vers la maison. Ils ont tous environ soixante-dix ans, et sont vêtus en gris ou en noir. Manuel porte un bandeau noir cousu sur sa veste, en signe de deuil. Il avance vers le jeune homme allongé sur le banc.
MANUEL : Eh toi ! Tu ne peux pas rester là ! C’est une propriété privée.
(Le jeune homme se lève, et les trois personnages découvrent son visage, effarés. Consuelo avance à son tour.)
CONSUELO : Fernando…
LE JEUNE HOMME : Non, je suis Pablo. Pablo Belmonte Ruiz. Fernando c’était mon père.
CONSUELO : Dieu ce que tu lui ressembles…
PABLO : Vous devez être Consuelo ?
CONSUELO : Oui. Et voilà ton oncle Manuel, et ta tante, Mercedes.
MANUEL : Le fils de Fernando ? Enchanté.
(Manuel veut le serrer dans ses bras, mais Pablo lui tend la main. Après avoir salué son oncle, il fait la bise à Mercedes.)
PABLO (à Consuelo) : Désolé pour votre mari…
CONSUELO : Merci.
PABLO : J’ai cherché l’église du village, mais il n’y avait personne. Je ne savais pas où avait lieu l’enterrement.
MANUEL : C’était à Valladolid. L’église a fermé, à Castillejos.
CONSUELO : Entre, Pablo, je t’en prie.
(Les quatre personnes entrent dans la maison.)
PABLO : Une vieille maison… J’adore les vieilles maisons. Elles ont toutes une aura de mystère…
MERCEDES : Oui, ça c’est sûr que ça ne manque pas de mystère, ici.
PABLO : Je croyais que vous habitiez les pavillons.
CONSUELO : Non, dans le village. Je sais, de loin on croirait qu’il est désert… Mais il reste encore une dizaine de familles, ici.
PABLO : Ah, maman m’avait dit que vous étiez dans le lotissement de la pinède. J’ai demandé aux gens « les Belmonte », personne n’a su me répondre.
MANUEL : On n’a plus grand chose à voir avec la pinède. C’est une agence de Valladolid qui gère tout ça maintenant. Il y a deux ans, il me restait encore deux pavillons, mais j’ai dû les revendre.
MERCEDES : Pour la moitié de leur valeur. Ton oncle a un grand sens des affaires…
MANUEL : Bah… Je n’ai pas vu venir la crise… (À voix basse.) Mercedes, s’il te plaît…
CONSUELO : Mais raconte-moi, qu’est-ce que tu fais dans la vie ?
PABLO : Moi ? Je suis architecte. Enfin, au chômage…
CONSUELO : Architecte… C’est un beau métier. Mon fils aîné, Fran, est architecte lui aussi. Et tu as quel âge maintenant ?
PABLO : Trente et un ans.
CONSUELO : Bien sûr, quatre ans de moins que mon petit dernier, Juan Antonio. Tu te souviens de lui ?
PABLO : Non, pas vraiment. Mais je l’ai vu sur une photo où on se baigne tous les deux dans la rivière.
CONSUELO : Bien sûr, tu étais trop petit pour te souvenir. Trente et un ans… Comme le temps passe. Et ta mère ?
PABLO : Toujours institutrice… Enfin, maintenant elle est à la retraite. Je suis désolé de n’être jamais passé vous voir…
CONSUELO : Non, c’est notre faute si on n’a pas su garder le contact. Je m’en veux, tu sais. Ça n’a pas dû être facile pour ta mère, toute seule avec un enfant.
PABLO : C’est sûr, ce n’était pas facile tous les jours pour elle… Heureusement, il y a eu l'argent qu'oncle Manuel nous a offert pour le terrain de papa, et puis... Je sais que vous versiez quelque chose à maman à chaque anniversaire de la mort de papa... Cétait vraiment chouette de votre part… Je ne vous ai jamais remerciés.
CONSUELO : Oh, c’est le moins qu’on pouvait faire…
PABLO : N’empêche, tout le monde ne l’aurait pas fait. Une pension jusqu’à ma majorité… Ça nous a beaucoup aidés.
MANUEL : Ne remercie pas, fiston. Sincèrement, il n’y a pas de quoi. On aurait pu faire bien plus, crois-moi
(Silence embarrassant. Pablo sort la grenade de sa poche)
PABLO: Tiens, regardez ce que j'ai trouvé dans la zone pavillonnaire. C'est surprenant de voir un grenadier en plein milieu d'une pinède, vous trouvez pas?
MANUEL: Fais voir... (Pablo lui donne le fruit) Incroyable, il fait encore des fruits, le grenadier, comme autrefois. Bizarre, vraiment. Cet arbre, il a au moins 70 ans, je le connais depuis que je suis tout petit. Je ne sais pas si c'est quelqu'un qui l'a planté ou s'il est arrivé là par hasard. Peut-être qu'il y avait quelque chose de spécial dans la terre qui l'a aidé à pousser, je ne sais pas... Mais il est là, et il vit encore. Après tout ce qui s'est passé, c'est un vrai miracle. Figure-toi qu'en été 77, je me souviens parfaitement, il y a eu un grand incendie qui a brûlé toute la pinède, le grenadier était complètement noirci de partout, mais l'anné suivante, il a commencé a refaire des fruits alors que tout le monde le croyait perdu... Après, on a voulu le déraciner quand on a construit les pavillons, mais finalement on l'a laissé au milieu, comme un monument.
PABLO: Ah oui, c'est incroyable l'historie de cet arbre.
MERCEDES : Tiens, j’ai l’impression que Juan Antonio est arrivé.
CONSUELO : Ah, très bien, comme ça tu vas connaître ton cousin, celui de la photo.
Scène 2.
(Tous,)
Juan Antonio entre en scène. Ce personnage est interprété par l’acteur qui jouait le rôle de Paco. Il porte un costume et des lunettes noires.
JUAN ANTONIO : Bon, me revoilà, mais je ne reste pas, je repars sur Valladolild (Il embrasse sa mère.) Ça va maman ?
CONSUELO : Oui, ça va, merci… Je te présente ton cousin Pablo. C’est le fils de Fernando, le frère de Paco. Tu sais, celui de l’accident…
JUAN ANTONIO : Salut.
PABLO : Salut. Désolé pour ton père…
JUAN ANTONIO : Merci. Tu le connaissais ?
PABLO : Non.
JUAN ANTONIO : Moi je me souviens un peu du tien. Enfin, pas grand-chose, des images comme ça. Je devais avoir sept ou huit ans quand il est mort.
(Un silence gêné.)
CONSUELO : Tu sais que Pablo est architecte, comme Francisco ?
JUAN ANTONIO : Ah oui, vraiment ? Et tu travailles où ?
PABLO : Nulle part. J’ai bossé à droite et à gauche pour plusieurs cabinets, mais depuis trois ans, il n’y a plus rien sur le marché. Maintenant, je suis serveur dans un restaurant.
JUAN ANTONIO : Oui, je vois… Il y a plus du tout de boulot ici, il faut partir à l’étranger.
PABLO : Oui, j’ai un plan pour aller en Suisse… Enfin, rien de sûr.
CONSUELO : Si c’est pas malheureux, ça, de voir les jeunes émigrer, comme quand on était jeunes…
MANUEL : Oui, décidément, c’est l’histoire qui se mord la queue. On a cru être riches et libres, tout d’un coup, mais ce n’était qu’un feu de paille.
PABLO : En réalité l'Espagne est riche mais tout finit systématiquement dans la poche des banquiers et des politiciens corrompus. Mais les gens en ont marre, vraiment marre. Si le gouvernement continue sa politique d'austérité, à mon avis, il risque d'y avoir un mouvement de protestation général difficile à contrôler... Toute la population est indignée, pas simplement les jeunes
JUAN ANTONIO : Tu veux parler du mouvement de la Puerta del Sol ? Beaucoup de battage médiatique, quelques baba cools, ça ne va pas beaucoup plus loin tout ça.
Pablo hausse les épaules.
CONSUELO (à Juan Antonio, en interrompant Pablo qui s’apprêtait à répondre) : Mon chéri, tu crois que tu pourrais parler de Pablo à Fran? Il a des contacts, ton frère, il peut peut-être essayer de pistonner ton cousin.
JUAN ANTONIO : Oui... Peut-être... C'est pas évident, mais je vais l'appeler quand même, bien sûr... Bon, Pablo, désolé, je suis un peu pressé, j'ai rendez-vous à Valladolid. Tu me passes ton numéro et on discute un autre jour ? Sûr qu'on a plein de souvenirs à partager.
PABLO: T'es en voiture? Tu peux me raccompagner? Comme ça j'économise le billet de bus.
JUAN ANTONIO: T'es venu en bus? Je ne savais pas qu'il y avait encore des bus pour le village. Bien sûr, tu viens avec moi. Bon, oncle Manuel, tante Mercedes, au revoir. On se voit dans la semaine. (il embrasse ses oncles, puis sa mère) Prends soin de toi, maman, d'accord?
CONSUELO : Merci, mon fils. À très bientôt.
PABLO (en s'approchant de Consuelo): Tante Consuelo, enchanté de t'avoir connu. Je reviendrai vous rendre visite, c'est promis.
CONSUELO : Tu es ici chez toi, Pablo.
PABLO : Oncle Manuel, Tante Mercedes... (il embrasse Mercedes et serre la main de Manuel)
MANUEL : Reviens nous voir un de ces jours, j'aimerais beaucoup te revoir, vraiment.
PABLO : Bien entendu, oncle Manuel. On est une même famille. Je vous ai perdu de vue à un moment donné, mais je ne veux pas que ça se reproduise.
(Juan Antonio et Pablo sortent.)
Scène 3.
MERCEDES : Ça va Consuelo ?
CONSUELO : Ça va. Fatiguée… J’ai du mal à imaginer cette grande maison sans Paco.
MANUEL : Moi aussi, ça me fait bizarre. Quand j’ai vu le gosse sur le banc tout à l’heure, j’ai vraiment eu l’impression de revoir Fernando, le jour de l’enterrement de Père… Je m’attendais même à voir Paco, tout d’un coup, sortir de la maison.
CONSUELO : Ça m’a fait le même effet. Il a l’air gentil, le fils de Nando.
MANUEL : Très gentil… On pourrait peut-être l’aider, non ? Le pauvre, il est au chômage.
MERCEDES : Oui, enfin... On aidait déjà la mère, chaque année... On peut bien continuer avec le fils, pourquoi pas? .
MANUEL : On donnait combien exactement chaque année ? 500? 1000 euros? Juste assez pour avoir bonne conscience... C'est une misère ça... Non, moi je me réfère à l'aider pour de vrai. Je te jure que d'entendre que le fils de Nando n'a pas de boulot, ça m'a fait mal. J'ai ressenti de la honte, tout à coup. Je crois qu'on a été injustes avec lui et avec sa mère.
MERCEDES : Injustes? Et pourquoi donc ?
MANUEL : Pourquoi? Mais ça saute aux yeux, pourtant, non? Regarde le fils de Nando et compare-le aux nôtres, qui ont tous des super boulots et une maison qu'on leur a offerte quand ils se sont mariés. Ça te parait juste, toi?
MERCEDES : Dans toutes les familles, certains sont mieux lotis que d'autres, certains ont de la chance aussi et d'autres moins... Mais on ne peut pas appeler ça non plus "une injustice".
MANUEL : Dans toutes les familles.... Oh, purée ce qu'il faut pas entendre! Et pourquoi il n'a pas eu de chance dans la vie, le fils de Nando, hein? Tu te souviens comment il est mort, son père? Ça te paraît juste ce que lui a fait Paco?
MERCEDES : Allez, mais tais-toi, imbécile ! Parler de ça, justement aujourd'hui, devant Consuelo. Bravo, c'est gentil pour elle.
MANUEL: Oh putain, c'est vrai. Désolé, Consuelo.
.
CONSUELO: Ne t'inquiète pas, je comprends. Aujourd'hui c'est un jour très spécial, les funérailles, ce garçon qui apparaît tout d'un coup. On est tous sur les nerfs. Et comme Paco n'est plus là pour nous en empêcher, on se remet à parler des sujets qu'on croyait enterrés. C'est logique. J'aurais préféré que tout reste caché, mais je comprends qu'il y a des choses qui ne peuvent pas être oubliées et qui sont très difficiles à taire.
MERCEDES : Tu vois, Consuelo ne veut plus que tu parles de tout ça. T'es comme un gamin, tu ne sais pas tenir ta langue.
MANUEL : Bon ça va, oui ? Je ne sais pas, j'essayais d'exprimer ce que je ressens, c'est tout. Et je ne me sens pas bien du tout, en vérité. Pendant toute la matinée, j'écoutais les louanges de Paco. Chacun y allait avec sa petite anecdote… Et moi pendant ce temps, je me souvenais de tout...
MERCEDES : Bon, comme je vois qu'il n'y a pas moyen que tu la fermes, laisse-moi t'expliquer les choses une bonne fois pour toutes, Manolo. Tu te plantes sur tout la ligne sur ce qui s'est passé avec Nando. C'était un accident. Tu l'as vu de tes propres yeux, pas nous, et c'est comme ça que tu nous a raconté les faits. Moi je n'ai pas assisté à la scène, ni Consuelo, mais je sais que ce que tu dis est vrai, parce que je me rends compte aussitôt quand tu mens, et en trente ans tu ne t'es pas contredit une seule fois. Donc c'est un accident, Manolo. Quelle importance que ce soit un accident de la route ou d'un autre type? En plus, ni toi, ni moi, ni Consuelo ne l'avons provoqué, cet accident. De quoi devrait-on avoir honte ? De rien, de rien du tout. Et maintenant, Manolo, point final, ce n'est pas la peine de me répondre.
MANUEL : Donc toi tu peux parler et pas moi... Incroyable... Mais moi, je ne parlais pas de l'accident avec Paco. Je parlais de ce qu'on a fait après. On a pas été corrects avec la femme et le fils de Nando. On a été assez injustes.
MERCEDES : Injustes? Mais quelle injustice? Moi je n'en vois aucune. Elle aurait pu rester en tant qu'associée dans votre entreprise, la loi le lui permettait, mais elle n'a pas voulu, elle a préféré vendre. Elle a perdu l'occasion de s'enrichir, tant pis pour elle. Fin de l'anecdote.
MANUEL : Associée, tu dis? Quelle hypocrisie... On ne le lui a même pas proposé, nous on voulait juste s'en débarrasser et ne plus avoir à la regarder dans les yeux. Quels lâches...
MERCEDES : Lâches ? Parle pour toi, Manolo. Si cette femme se présentait là maintenant devant moi, je n'aurais aucun problème poru la regarder droit dans les yeux, tu peux me croire.
CONSUELO : Manuel, Mercedes, s'il vous plait, arrêtez de vous chamailler. Aujourd'hui je ne me sens pas d'humeur pour écouter tout ça. Je crois que vous avez une part de raison tous les deux. C'est vrai que la femme de Nando a souffert de la situation. Pour elle, ça a été un drame, elle a perdu son mari et nous, on lui a tourné le dos, il faut bien l'avouer. Mais on ne pouvait rien faire d'autre non plus, Manolo. Il fallait l'écarter de la famille, coûte que coûte, elle ne pouvait pas rester parmi nous après ce qui s'était passé. Des fois, dans la vie, on est amenés à prendre des décision qui ne sont pas les plus justes, mais qui sont les correctes.
MERCEDES : Consuelo vient de te résumer magistralement la situation, Manolo. Tu imagines Paco et la femme de Nando sous le même toit, en train de parler d'affaires, comme si de rien n'était ? Ça n'a pas de sens. Réfléchis un peu avant de raconter n'importe quoi, la prochaine fois.
MANUEL : Mais ce n'est "n'importe quoi" ce que je raconte, merde ! Et je comprends pafaitement qu'à l'époque on n'ait rien pu faire, quand Paco était là. Mais maintenant il n'est plus là. Il ne nous reste pas d'alibis. Nous, on a des sous et une dette d'honneur envers ce garçon. On peut l'aider, l'aider pour de vrai.
MERCEDES : Non, on ne peut pas. Quelque chose de ponctuel, s'il est vraiment dans le besoin, mais pas comme tu aimerais.
MANUEL : Putain, qu'est-ce que t'es radine !
MERCEDES : Ça n'a rien à voir avec la radinerie. On ne peut pas, point final.
MANUEL : Et on peut savoir pourquoi?
MERCEDES : Pourquoi? Voyons voir... Consuelo, tu pourrais retirer d'un coup 100 000 euros de ton compte pour acheter un appartement à ce garçon.?
CONSUELO : 100 000 ? Non, c'est impossible. Avec l'héritage, l'agence, tout ça, c'est trop compliqué pour moi, ce sont mes enfants qui gèrent mon compte, je devrais leur demander.
MERCEDES : (à Manuel) Tu vois? Tu comprends où est le problème? Nous, c'est plus ou moins pareil avec nos enfants. Si on transfère une somme importante à Pablo, ça va se voir, forcément. Le garçon se demandera pourquoi ´tant de générosité tout à coup et nos enfants aussi. Et on ne tient pas à ce qu'ils apprennent tout ce qui s'est passé, n'est-ce pas?
MANUEL: Et alors ? Qu'ils l'apprennent une bonne fois pour toutes, La vie serait bien plus belle sans tous ces mensonges et tous ces secrets...
MERCEDES: Tu es complètement fou mon pauvre ami, tu ne sais pas ce que tu dis.
MANUEL: C'est ça, je suis fou, complètement fou. Et tu sais quoi ? Ça fait 25 ans que je deviens fou petit à petit, avec le remords qui me ronge le ciboulot, peu à peu. 25 ans que je n'arrive pas bien à dormir la nuit.
MERCEDES: Alors souffre en silence. Mais ne mêle pas ta famille dans cette histoire. Ça, oui, ce serait une injustice, pour eux. Je t'interdis de parler de ça aux enfants, Manolo, tu m'entends?
MANUEL: Toi, tu m'interdis? Tu n'as aucun droit pour m'interdire quoi que ce soit.
MERCEDES : Oui, j'ai le droit. Parce que si toi tu parles, tu nous fourres tous dans une embrouille monumentale. Donc, oui je te l'interdis.
MANUEL : Je leur parlerai si je veux ! Tu contrôles toujours tout, j'en ai vraiment marre.
MERCEDES : Et tu ne crois pas que tu devrais au moins consulter ça avec Consuelo, avant de parler à ses enfants? Tu es d'un égoïsme...
CONSUELO: Moi ? Je ne sais pas quoi vous dire, en fait... Manolo, tu as le droit de dire ce que tu veux à qui tu veux, mais à mon avis, tu ne devrais pas.
MERCEDES: Tu as entendu ? Eh bien moi je te dis la même chose: fais ce que tu veux. De toutes façons, je suis tranquille, parce que je sais que tu ne vas rien dire à personne. Tu es pas assez courageux pour ça.
MANUEL: Tiens, mais arrête un peu, mégère, il y en a marre, là ! Tu sais quoi? Je vais leur écrire une lettre, aux enfants, à chacun une belle lettre, et je leur raconterai tout. Tout ! Tu m'entends ? Tu vas voir qui manque de courage dans cette histoire.
Manuel sort de la maison, en colère. Il s'asseoit sur le banc, sur le perron. Il sort un canif de sa poche et la grenade qu'avait trouv´`ee Pablo, et il comence à peler le fruit, nerveux. Pendant ce temps, Mercedes sort de scène pour aller vers les chambres. Consuelo range le salon puis sort de la maison pour aller s'asseoir sur le banc, à côté de Manuel.
Scène 4.
(Manuel, Consuelo)
Manuel est assis sur le banc devant la maison et pèle une grenade, Consuelo est assise à l'autre bout du banc.
CONSUELO : C'est vrai que c'est incroyable que le vieux grenadier ait encore des fruits, n'est-ce pas?
MANUEL : Oui, en plus, c'est un fruit magnifique.
CONSUELO: Ça doit te rappeler beaucoup de choses, ce fruit, ton enfance avec tes frères, vos légendaires "batailles de grenades"... Tu sais qu'à peine une semaine avant de mourir, Paco m'en a parlé, et il a même ri? Ce sont des bons souvenirs, ça, Manuel, il ne faut pas qu'ils disparaissent.
MANUEL: Tu sais quoi? Même cette grenade ne m'apporte pas de bons souvenirs. Je me souviens des colères de notre père, chaque fois qu''on s'approchait de la chapelle... Il la peignait à la chaux chaque année... Nous, on croyait que c'était une promesse à la Vierge. Qu'est-ce qu'on était naïfs ! En fait, il faisait ça juste pour dissimuler les trous des balles et cacher les preuves de son crime... Tu vois ce que j'obtiens chaque fois que je cherrche un bon souvenir dans ma tête?
CONSUELO : Oui, je vois...
MANUEL : Je te demande pardon pour la dispute avec Mercedes. Tu n'aurais pas dû écouter tout ça, précisément aujourd'hui. Vraiment désolé.
CONSUELO : Ne t'inquiète pas, tout est oublié.
MANUEL : Vraiment ? Comment tu arrives à oublier si vite, toi ? Moi, je ne peux pas.
CONSUELO : Tu penses toujours sérieusement ce que tu as dit, tu vas écrire aux enfants ?
MANUEL : Oui. Ce n'est pas une décision à l'emporte-pièce. Je crois qu'ils ont le droit de savoir.
CONSUELO : Savoir ? Pourquoi faire ?
MANUEL : Écoute-moi Consuelo. Quand on voit n'iimporte quel film américain, on est tous d'accord sur le fait que les crimes, il faut les résoudre, à tout prix, pour que triomphe la justice et la vérité. On est tous d'accord. Mais lorsque ça arrive dans la réalité, c'est une autre paire de manches. C'est de la lâcheté pure et simple.
CONSUELO : De la lâcheté? Tu crois? Peut-être un peu, oui, mais au fond je ne crois pas qu'on agisse comme ça par lâcheté, mais plutôt pour protéger ceux qu'on aime. Tu vois cette grenade, Manuel ? Tu dis qu'elle te rappelle de mauvais souvenirs. Et pourtant tu as eu une enfance heureuse. Et qu'est-ce qui s'est passé pour que maintenant tu te sentes mal en repensant à cette enfance ? C'est simple: tu as appris des choses que tu n'aurais jamais dû savoir sur ton père... Si tu n'avais ruien appris, tu serais juste un grand-père heureux et insouciant... Et maintenant tu veux infliger ça à tes propres enfants, toutes ces révélations sur leurs parents, alors qu'ils pourraient parfaitement s'en passer Je ne comprends pas. Pour moi ça n'est pas du courage. Le vrai courage c'est se taire et supporter sans rien faire. Porter sa propre croix, en silence, sans jamais se plaindre. Le faire pour ses enfants, pour ses proches, pour le bien de tous.
MANUEL : Pour le bien de tous, pas vraiment. Le fils de Nando va devoir migrer en Suisse et nous on ne va rien faire pour l'aider.
CONSUELO : Attends un peu. si ça se trouve mon fils aîné lui trouvera un emploi. Avec un peu de chance...
MANUEL : Tu crois ? Moi j'ai eu plutôt l'impression que Juan Antonio ne va même pas appeler son frère.
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CONSUELO : Oui mais moi je suis là, je le lui rappellerai, ne t'inquiète pas, j'insisterai un peu s'il le faut. Avec un peu de diplomatie, petit à petit, sans grands chamboulements et sans scandale. Laisse le temps au temps. Dèjà il faut voir si ce garçon s'intègre dans la famille.
MANUEL : Et s'il est gentil et poli avec nous, avec un peu de chance nos fils lui feront la charité...
CONSUELO : appelle-le charité si tu veux, pour moi ça n'est pas un gros mot. Je t'assure que ce garçon ne manquera jamais de rien. Mais c'est la seule façon pour nous de l'aider. Comment crois-tu que nos enfants reágiront quand tu leur raconteras la bagarre entre Paco et Nando?
MANUEL : Ça, impossible à savoir...
CONSUELO : Mais si, c'est pourtant facile. Ils réagiront comme vous, quand vous avez trouvé ces squelettes, tu te souviens? Mes enfants sont comme Paco, que veux-tu, les chiens ne font pas des chats... ´Tu ne vas pas aimer leur réaction, à mon avis. Je ne suis pas sûre qu'ils te croient, déjà.
MANUEL : Oui, c'est possible...
CONSUELO : Avec un peu de chance, tes propres enfants comprendront ta démarche, mais ça ne changera pas grand chose, ils n'accepteront jamais de débourser de grosses sommes pour un crime dont ils ne sont pas responsables. En fait, tu ne vas rien obtenir de positif, tu vas juste brouiller les cousins entre eux, éloigner Pablo de la famille. Et toi aussi, à la longue, tu te retrouveras tout seul.
MANUEL : Le mépris et le rejet. La punition réservée à tous ceux qui s'affrontent aux intérêts suprême de la famille. Nando a payé en son temps, et si moi aussi, je franchis la limite, ce sera mon tour.
CONSUELO : Oui, tu as raison. C'est dur à avaler, mais c'est comme ça. L'intérêt de la famille vient en premier, et certains doivent se sacrifier pour que la famille continue d'exister. C'est l'ordre naturel des choses, ça existe partout, depuis que le monde est monde. Tu sais quoi ? Je crois que le grand mensonge c'est de nous faire croire qu'on est libres de choisir. En général, dans la vie, il n'y a rien à décider, il n'y a pas trente-six chemins à prendre quand tu penses au bien de ta famille. Mais des fois, ce qui est convenable n'est pas ce qui est le plus juste et il y a des décisions durees à prendre. Et dans ces moments là, dans les moments difficiles, heureusement qu'il y a des hommes comme Paco, ou comme ton père. Des hommes forts qui prennent la situation en main et n'ont pas peur de commander, qui font ce qu'il y a à faire sans hésiter et sans admettre la moindre contestation. En général on déteste ce genre d'hommes, ils nous paraissent brutes et sans scrupules, ils sont injustes et abusent bien souvent de leur autorité, mais ce sont eux qui sauvent les familles et les font prospérer... Et surtout, ils font en sorte qu'on n'ait plus à se poser de questions. Il n'y a plus de mauvaise conscience, ils endossent toutes les responsabilités.
MANUEL : Ça me fait un petit peu peur ce que tu racontes là, Consuelo. Ces hommes-là dont tu parles, ce sont des dictateurs, ni plus ni moins.
CONSUELO : Appelle-les comme tu veux, mais c'est comme ça. La vérité, la liberté, la justice... Ce sont des paroles creuses. La vraie valeur c'est la famille. Et dans une famille il n'y a pas d'égalité, chacun à son rôle. Les enfants obéissent, la mère s'en occupe et le père protège la famille, les alimente et prend les décisions.
MANUEL : Chez moi celle qui décide c'est Mercedes.
CONSUELO : Oui. C'est elle qui a pris les rênes... Des fois c'est la femme qui exerce le rôle de chef de famille, quand les hommes ne avent pas l'assumer.
MANUEL : toi aussi tu trouves que je suis faible?
CONSUELO : Faible ? Je ne dirais pas ça. Disons que tu n'es pas né pour commander. Ce n'est pas de la lâcheté ou de la faiblesse, c'est ta nature, tu n'es pas fait pour ça, c'est tout. Le problème c'est que tu t'entêtes. si tu ne sais pas prendre de décisions, laisse doncles autres les prendre pour toi, c'est pourtant simple. C'est vrai que Mercedes, des fois, est un peu trop dure avec toi. Mais elle t'aime au fond, et elle sait très bien veiller aux intérêts de sa famille, mieux que toi, et ça, tu le sais parfaitement. Si tu étais un peu plus docile, un peu plus diplomate, je suis sûre que tu pourrais faire valoir ton opinion.
MANUEL : C'est ça... Je dois utiliser des armes de femme, quoi... (il soupire)
CONSUELO : C'est ça, des armes de femme... (un silence) Bon, alors, cette lettre, tu vas l'écrire, finalement?
MANUEL: Oui. Je commencerai ce soir, et puis je verrai bien si je trouve l'inspiration...
CONSUELO : L'inspiration ? Ce sera une longue lettre, alors...
MANUEL : Longue, oui... Il y a beaucoup à dire.
CONSUELO : C'est bizarre, mais moi j'ai plutôt l'impression qu'il n'y a pas grand chose à dire. Mas ne fais pas trop attention à ce que je dis, moi je ne connais pas grand chose aux lettres, je n'en ai jamais reçues de bien longues, mais j'ai l'impression que tout pourrait être résumé en deux ou trois phrases.
MANUEL : Oh non, ça ce n'est pas possible. Ce serait trop sec, trop abrupt.
CONSUELO : Si tu écris une lettre trop longue ils vont penser que tu radotes et tu vas les ennuyer.
MANUEL : C'est vrai. Je ne peux pas écrire une letrte trop longue non plus. Je dois trouver le ton exact, mesurer tous mes mots... C'est compliqué... Je ne sais pas comment ils vont comprendre ce que je raconte, quand on écrit on n'a pas les correspondants en face, il faut toujours s'assurer d'avoir bien été compris, on ne peut pas changer le message en fonction des reáctions des gens.
CONSUELO : Mais pourquoi tu ne leur dis pas en face, dans ce cas? C'est beaucoup plus facile !
MANUEL : C'est plus facile, oui, mais...
CONSUELO : … Mais l'inconvénient c'est que tu ne peux pas t'échapper une fois que tu as craché le morceau et que tu es obligé de donner des explications et de répondre à toutes les questions qu'on te pose. Mais c'est sûr que dire la vérité droit dans les yeux, ce n'est pas facile non plus. Il faut du cran.
MANUEL : Ce n'est pas une question de cran.... Je ne vois pas du tout organiser une réunion familiale avec tous les enfants, c'est tout.
CONSUELO : Dans ce cas, tu leur parles un par un, à tour de rôle. Mais sans lettre, sans littérature, face à face.
MANUEL : Tu as peut-être raison. Leur écrire pourrait paraitre un peu lâche.
CONSUELO: D'acord. Donc moi, j'appelle mes enfants, je leur dis de passer ici cette semaine, que tu as des choses importantes à leur dire. Après, tu parleras à tes enfants et finalement, à Pablo. Trois fois rien. Je vais chercher mon portable, je reviens.
(Consuelo se lève et entre dans la maison. Manuel reste ´bouche bée, et attends, inquiet. Consuelo revient, un portable dans la main)
CONSUELO : (qui parle au portable) Oui ? Bonsoir de nouveau chéri. Je t'appelle pour te dire que ton oncle Manuel à de choses importante à te raconter, il aimerait bien te voir cette semaine, tu peux t'arranger pour passer le voir ? Comment? De quoi il s'agit ? D'histoires de famille qu'il veut absolument que tu connaisses... Oui, oui, je crois que c'est important...
MANUEL : (se lève tout d'un coup) : Passe-le-moi, passe-le-moi !
CONSUELO (qui parle toujours au portable) Attends, je te le passe, il va t'expliquer.
MANUEL : (nerveux) Alô ? Salut Juan Antonio. Non, pas grand chose, ça n'a rien d'urgent. Des histoires de famille, oui. J'aimerais vous expliquer deux ou trois choses d'aller voir le notaire. Mais ce sont juste des broutilles, ne t'inquiète pas. Oui, c'est ça, on verra. Allez au revoir, mon garçon... À bientôt.
Manuel rend le portable à Consuelo. Il se sent tout 'dun coup triste et abbattu.
MANUEL (comme pour lui-même) : Un lâche, je suis un lâche...
Consuelo s'approche et lui caresse la joue.
CONSUELO (à voix basse): mais non, tu n'es pas un lâche Tu n'es pas non plus un héros. Juste un vieux qui veut vivre ses dernières années en paix. Comme tout le monde.
Consuelo s'en va. Manuel est assis sur le banc, hébété. Il prend son canif et le plante avec rage dans la grenade qui était posée sur le banc, à côté de lui. Il vide en vitesse le fruit avec son couteau, et soudain, lance les pépites de grenade avec dédain contre le mur de la maison.
FIN